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Cela ne faisait que deux millénaires que les royaumes alfides s’étaient regroupés sous la bannière d’un empire visant à les fédérer. Il fallut bien deux siècles et deux empereurs successifs, l’un bâtisseur et l’autre unificateur, pour surmonter les grands obstacles qui entravaient l’édification de ce nouvel ordre.
Choisi par les rois de son époque, Aleňdar, le premier empereur, posa les fondations de cette ère nouvelle. Il fit ériger la majestueuse cité d’Aleňdovar pour en faire le centre administratif, le pôle culturel et le cœur spirituel de l’empire naissant. Sous son règne, les traditions furent codifiées, les savoirs rassemblés, et les cités reliées entre elles par des routes pavées, toutes convergeant vers la capitale impériale.
Son successeur, Solinas, gouverna avec ingéniosité et finesse. Il hérita de la tâche délicate d’unir l’ensemble des royaumes. Car si beaucoup de souverains désiraient voir naître cet empire, certains demeuraient méfiants, craignant de perdre leur autonomie. Solinas parvint à les convaincre, sans recourir au chantage ni à la force. Il réussit à les fédérer par la diplomatie, s’appuyant sur le serment du Törtelny, le livre sacré des Alfides, et sur l’écriture du Töverny, le livre de loi destiné à codifier les us et coutumes de l’empire. Cette œuvre visait l’unification, mais surtout la prévention des conflits. Les Alfides ne se définissaient pas comme un peuple belliqueux, et la loi permettait d’apaiser les tensions avec les Humains. Lorsque l’empereur Solinas s’éteignit, l’empire alfide était vaste, stable et apaisé.
En ce début d’an -7800 avant Dracébal, Nabùlassar monta sur le trône impérial en tant que troisième empereur. Héritier d’un monde pacifié par ses prédécesseurs, il envisagea son règne comme une période de continuité et de sagesse. Plus question d’escarmouches futiles ni de conflits insipides, mais de responsabilité et de bienveillance : veiller sur les peuples, administrer avec justice un empire vaste et complexe, et transmettre le savoir accumulé au fil des siècles. Conscient des défis d’un pouvoir stable, il comprit que son rôle serait autant celui d’un gardien que d’un guide, chargé de préserver l’harmonie fragile tissée par ceux qui l’avaient précédé.
La plupart des prédateurs et des créatures démoniaques avaient été repoussés dans les tréfonds du Taɍâşùl par les héros alfides. Désormais, ces êtres vivaient reclus dans des bois obscurs où nul ne s’aventurait, ou dans des cavernes profondes, oubliées de tous. Et bien que certains d’entre eux restassent dangereux, ils ne semaient plus la terreur comme autrefois. La peur s’était tue.
Même les Humains, autrefois querelleurs, ne représentaient plus une menace. Leurs luttes tribales et territoriales avaient cessé. Ils ne revendiquaient plus de terres, leurs mœurs s’étaient adoucies, et ils étaient devenus des serviteurs dociles, soumis à la race divine.
Cependant, si le Taɍâşùl avait su contenir ses ennemis intérieurs, il attisait désormais la convoitise d’entités démoniaques, tapies dans l’ombre depuis des temps immémoriaux, dissimulées au-delà d’une frontière dont les Alfides ignoraient jusqu’à l’existence.
Ces créatures portaient un nom que l’on osait à peine murmurer, tant il inspirait la terreur : les Draugors.
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Humanoïdes au teint pâle et livide, les Draugors possédaient une apparence propre à inspirer la terreur. On disait d’eux qu’ils étaient morts, et pourtant bien vivants. Leur mâchoire proéminente, ornée de canines démesurées, dépassait parfois de leur bouche, accentuant encore leur aspect monstrueux. Leurs yeux vitreux, d’un bleu glacé, laissaient entrevoir des éclats écarlates, semblables à des flammes souterraines.
Ces créatures redoutables habitaient les terres arides et volcaniques du Iadùl . Situé sur le versant est du Véĉhiùl, c’était une région encore inconnue des habitants du Taɍâşùl à l’époque.
Selon les récits, ces monstres faisaient preuve d’une cruauté rare, d’une violence aveugle, et d’une agressivité systématique envers quiconque osait les approcher. Leurs mœurs carnassières surpassaient celles des créatures démoniaques du Taɍâşùl. On racontait qu’ils étaient issus d’un croisement entre des géants belliqueux et de gigantesques sauriens carnivores, créatures qui régnaient en maître lors des temps anciens, ce qui expliquerait leur allure humanoïde mêlée à des instincts de prédateur. Bien qu’ils n’atteignissent pas la taille des Alfides, ils étaient suffisamment grands pour impressionner, voire effrayer, les Humains. Leur peau, aussi épaisse que du cuir, possédait une remarquable capacité de régénération.
Principalement bipèdes, ils pouvaient se déplacer temporairement à quatre pattes, ce qui leur permettait de courir à vive allure et de bondir sur de longues distances. En revanche, ils sautaient peu en hauteur et étaient de mauvais grimpeurs. Créatures nyctalopes, les Draugors bénéficiaient d’une excellente vision, de jour comme de nuit, renforcée par une ouïe fine et un odorat très développé, faisant d’eux des chasseurs redoutables.
Ils se déplaçaient toujours en meute, rarement seuls. Lorsqu’un Draugor était isolé, il s’agissait en général d’un éclaireur. Et s’il était là, cela signifiait que les siens n’étaient pas loin. Chaque meute obéissait à une reine, et la société draugor était extrêmement codifié, et son organisation reposait sur un système comparable à celui d’une ruche. Chaque cité était fondée par une reine procréatrice, chargée de donner naissance aux guerriers d’élite et de gouverner avec le soutien de seigneurs mâles appelés à devenir géniteurs. D’autres femelles remplissaient le rôle de reproductrices, assurant la naissance des soldats et des ouvriers. Contrairement aux unions royales, les accouplements entre castes inférieures prenaient la forme d’orgies rituelles, censées optimiser les chances de fécondation et assurer une reproduction rapide.
Peuple médiocre dans l’art de la forge, les Draugors ne produisaient que des armes rudimentaires, aux lames grossières taillées dans des morceaux de métal à peine aiguisés. Leurs armures, plus ornementales que défensives, relevaient davantage de l’apparat que de la protection. Cette faiblesse aurait été fatale à d’autres peuples, mais leur puissance reposait moins sur la technique que sur la matière même de leur corps, constitué d'une chair coriace, vivace et surtout régénératrice. Ils ne tombaient jamais malades, et leurs blessures guérissaient à une vitesse impressionnante. Même les amputations finissaient par se résorber grâce à la repousse des membres avec le temps. S’ils étaient mortels, leur longévité était comparable à celle des Humains. En revanche, leur résistance à la douleur, leur endurance et leur force physique en faisaient des adversaires presque impossibles à abattre.
Piètres bâtisseurs, les Draugors ne rivalisaient pas avec les cités des autres races. Même les villages humains leur étaient supérieurs. Pourtant, ils savaient ériger d’imposantes forteresses de pierre et de terre, semblables à d’immenses termitières. Leurs cités étaient dépourvues d’ornements, reflet d’un mépris total pour l’art et le raffinement. Leurs constructions, à l’image de leur société, répondaient à une logique purement fonctionnelle.
Paradoxalement, leur langue était d’une complexité remarquable. Un idiome unique, doté de nombreuses nuances, qui leur permettait d’élaborer des stratégies complexes, tant pour la chasse que pour la guerre.
La succession au trône n’était jamais pacifique. Au crépuscule de son règne, quand sa fertilité déclinait, la reine mettait au monde plusieurs princesses destinées à s’entretuer à l’adolescence pour arracher le droit de régner. Lors de la passation, la nouvelle souveraine dévorait sa mère encore vivante, non seulement pour absorber son autorité et son savoir, mais aussi pour s’imprégner de ses fonctions vitales. Car chez les Draugors, le cannibalisme avait une fonction bien plus large que la simple nutrition : il permettait d’absorber les souvenirs, l’expérience et les connaissances du corps consommé. C’est ainsi qu’ils apprenaient, génération après génération, non seulement sur eux-mêmes, mais aussi sur leurs ennemis.
Il arrivait cependant que certaines princesses refusent le combat. Elles choisissaient l’exil, accompagnées de quelques volontaires, pour fonder une nouvelle cité. Ces compagnons n’étaient pas toujours des fidèles, mais souvent des marginaux ou des renégats. Car malgré leur violence, les Draugors étaient dotés d’une conscience individuelle, et leurs personnalités, diverses, évoluaient dans le cadre rigide d’une société impitoyable mais nécessaire à leur survie.
Malgré leur unité, les guerres entre cités draugors n’étaient pas rares. Pour se développer, les jeunes ruches devaient souvent s’emparer de ressources appartenant à d’autres. Sans compter que certaines suzeraines exilées rêvaient de détrôner une souveraine aguerrie pour la dévorer et accaparer son savoir. Pourtant, ces affrontements se révélaient moins fréquents qu’on aurait pu l’imaginer, car les cités les plus anciennes, et de surcroit plus expérimentées, finissaient généralement par l’emporter. L’expérience stratégique d’une reine valait beaucoup plus qu’une attaque de mille soldats. Quant aux jeunes prétendantes qui échouaient, elles étaient dévorées publiquement par les chefs de guerre, un châtiment exemplaire beaucoup plus dissuasif que n’importe quelle menace.
Les Draugors étaient exclusivement carnivores. Contrairement à leurs ancêtres sauvages, ils avaient développé très tôt l’élevage, afin de stabiliser leur approvisionnement en chair fraîche. Grâce à leur capacité à transmettre le savoir par ingestion, ils avaient compris que leur espèce devait se maîtriser pour survivre. Leur langue complexe ne servait pas seulement à la chasse, mais aussi à organiser l’élevage, en particulier celui des Humains.
Ces derniers, qu’ils considéraient comme une viande de choix, étaient également faciles à élever. Ils étaient dociles, manipulables et adaptables. Leur chair, tendre, plaisait aux palais Draugors. Leur comportement, soumis, confortait leur supériorité. Pour les Draugors, il y avait une ironie cruelle dans cette domestication. Ces créatures qui, autrefois, bâtissaient des foyers, se battaient pour des terres, et rêvaient de liberté, étaient désormais réduites à l’état de bétail. Et elles s’y soumettaient sans même lutter. Cette servitude volontaire nourrissait chez leurs maîtres une forme de mépris amusé, un humour sombre qui était peut-être la seule trace de raffinement qu’ils s’autorisaient.
Les Draugors manquaient d’élégance, mais non d’intelligence.
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Ce fut Zanika, la reine de Bormavie, qui fut la première à se confronter à ces terribles monstres. Grande, élancée et athlétique, elle avait de longs cheveux bruns qui encadraient son visage aux traits nobles et fermes. Souveraine en pleine force de l’âge à l’époque des faits, Zanika appartenait à cette rare lignée de souverains capables d’imposer le respect sans dire un mot. Sa démarche droite, son regard acéré et son maintien presque cérémoniel lui donnaient l’allure d’une imposante divinité habitée par une véritable volonté royale. Son puissant charisme et son autorité sans faille lui conféraient un charme froid et martial. Chacun de ses mouvements, alliant autorité et sensualité, imposait le calme et l’admiration, et sa voix claire et grave transformait chacune de ses paroles en un doux chant qui conservait toutefois un ton autoritaire.
Fille des forêts de Bormavie, elle avait peu d’intérêt pour l’art. Certes, elle restait sensible à la perfection d’une statue d’un héros de jadis ou d’un poème nostalgique entonné dans un recoin du palais, mais elle méprisait les décorations excessives des autres royaumes, préférant une architecture austère fondue dans le paysage.
Zanika ne cherchait ni l’admiration ni la postérité. Avoir une page dédiée dans le Törtelny, le grand livre des Alfide, ne l’intéressait guère. Elle agissait, décidait et tranchait quand cela était nécessaire, et sans trop se poser de questions. Pour l’intérêt de son royaume, elle se contentait d’aller à l’essentiel dans le respect du Töverny.
Elle gouvernait un royaume que l’on disait situé au bord du monde. Son territoire se trouvait au pied du Marmarok, une chaîne de montagnes longtemps considérée comme les limites du monde, d’où son nom de « Mer de roche » en ancien Alfide. Son plus haut sommet était le Marmareš, que les Bormaviens avaient surnommé la grande vague. Les habitants du Taɍâşùl considéraient que le monde se terminait derrière ces gigantesques montagnes qui se dressaient à l’est tels des remparts de roches aux dents acérées, et nul Alfide n’avait tenté de les gravir, de peur de tomber dans le vide infini. Ils se trompaient lourdement.
Ce furent des humains qui vinrent solliciter l’aide de Zanika. Ils venaient de la région d’Ondavàr, située à deux ou trois jours de marche du Marmarok. Depuis plusieurs jours, les villages environnants subissaient d’étranges actes de vandalisme qu’ils imputaient à ces mystérieuses créatures encore inconnues à l’époque. Tout ce que les villageois savaient, c’était qu’elles venaient des montagnes. Personne ne les avait jamais vues auparavant, et les habitants du Taɍâşùl pensaient même que la « mer de roche » était inhabitée. Au début, ces rapines ne concernaient que le bétail : un petit groupe venait le soir et pénétrait dans les fermes situées en dehors des villages environnants pour y voler un mouton ou un cochon, parfois une vache. D’après les fermiers, les chiens n’osaient pas aboyer, fait assez rare pour être souligné. Généralement, les chiens se montraient hostiles face à n’importe quel inconnu ou prédateur. Ils aboyaient pour faire déguerpir l’intrus et n’hésitaient pas à s’interposer pour protéger le bétail, même lorsqu’il s’agissait d’un monstre ou d’un démon. Mais là, les chiens restaient prostrés, et leurs maîtres les retrouvaient cachés, complètement tétanisés par la peur.
Avec le temps, ces êtres se mirent à s’attaquer directement aux Humains. D’abord des bouviers ou des bergers chargés de surveiller leur troupeau, puis des maraudeurs partis chercher de la nourriture en forêt. Mais, au fur et à mesure, le rythme de ces attaques s’amplifiait et le nombre de victimes augmentait. Impossible d’identifier ces créatures, car elles ne se déplaçaient que la nuit, et ceux qui les avaient vues n’étaient plus en vie pour les décrire.
Si les Humains s’étaient habitués à leur condition de gibier pour des prédateurs en tout genre lorsqu’ils partaient en maraude, ils étaient moins résilients lorsque de véritables meutes se mirent à massacrer des villages entiers. Parce que ce n’étaient plus des victimes esseulées qui étaient attaquées, mais des fermes isolées qui subissaient les assauts de ces créatures infernales. Certains s’aperçurent que ces mystérieuses créatures ne s’en prenaient plus au bétail, seulement aux Humains. Et, avec le temps, ces nouveaux ennemis se mirent à attaquer directement les villages environnants, causant encore plus de victimes. Désespérés, les survivants se rendirent aussitôt à Ondavàr pour demander à Olmùc de les abriter derrière les remparts de sa ville fortifiée.
Olmùc était un humain plutôt bien bâti et dans la force de l’âge, qui avait succédé à son père il y a quelques décennies. Plutôt bel homme, il avait quatre beaux enfants encore en bas âge, et il espérait transmettre le pouvoir à sa fille aînée, dont il était particulièrement fier. Fort, puissant et charismatique, c’était aussi un homme sage que les habitants des villages alentours venaient souvent consulter. Et ceci n’était pas sans raison : il n’hésitait pas à parler aux Alfides et à se faire respecter d’eux. Un contact qui le rendit très érudit et l’inspira dans les techniques de chasse, d’architecture et surtout de défense. Toutefois, il n’était pas insensible à l’art, et même si sa tribu avait quitté les grottes depuis de longues années, la peinture demeurait un art ancestral et immortel à ses yeux. Il adorait la sculpture et n’hésitait pas à faire sculpter des créatures mythiques sur les murailles de son village fortifié et sur les maisons pour faire fuir les mauvais esprits, et tout autre ennemi. Il était vêtu d’habits en tissu végétal et portait des bottes et une épaisse veste en cuir teintée d’ocre rouge et de charbon, renforcée par des plaques d’os cousues à l’extérieur du cuir et protégeant certaines parties de son corps contre les griffes de prédateurs et les chocs sans entraver ses mouvements. Son arme de prédilection était la hache, car il considérait qu’une arme devait posséder aussi bien des fonctions défensives qu’être utile à la vie en communauté. À l’image de ses prédécesseurs, il s’était évertué à étendre son influence sur toute la région, non pas par ambition despotique, mais pour maintenir la paix et la cohésion entre toutes les tribus humaines.
Devant l’arrivée massive de réfugiés dans sa cité, Olmùc comprit que son village serait bientôt le prochain à tomber. Ce qui devait être une planche de salut risquait de devenir un véritable garde-manger. Pourtant, leur modeste installation avait été pensée pour durer. Une large douve sèche, creusée autour de l’habitat, empêchait les bêtes d’approcher et ralentissait tout assaut. La terre extraite avait servi à former un talus surélevé, ceinturant l’ensemble. Par-dessus, une palissade en bois brut, haute et épaisse, ornée de statues d’effrayantes créatures mythiques, dessinait un arc fermé, interrompu seulement par une entrée étroite, surveillée jour et nuit. Le village s’étalait sur une butte douce, et les maisons aux toits de chaume, construites en bois et torchis, s’alignaient le long de la palissade intérieure. Au centre, un espace commun servait à entreposer outils, réserves et bêtes. En retrait, légèrement surélevé, un petit fort en bois dominait le hameau. Il s’agissait d’une structure simple, bâtie sur pilotis, avec un étage sommaire où résidait Olmùc, et un espace au sol pour accueillir quelques hommes en armes, des vivres et des lances. Ancien village agricole, Ondavàr était devenu une place forte pensée pour protéger les vivants, les récoltes, et les précieux savoirs qu’on refusait de laisser disparaître.
Devant ce drame qui s’annonçait, et la situation qui devenait dangereusement intenable, le chef d’Ondavàr décida d’envoyer un messager pour prévenir la reine Zanika. Hirnouk se proposa. C’était un jeune éclaireur, souple et rapide comme un chevreuil, à peine sorti de l’adolescence. Sa silhouette athlétique, son sens de l’orientation et son habitude des terrains difficiles faisaient de lui un choix évident pour cette mission. Il ne perdit pas un instant. Après avoir reçu les consignes, il s’élança à grandes enjambées, sans se retourner. Olmùc le suivit du regard un moment, silencieux, la mâchoire serrée par l’inquiétude. Il savait que les jours étaient comptés. Même aussi vif et débrouillard qu’il fût, Hirnouk mettrait plusieurs jours pour atteindre Barnovàr, et davantage encore pour revenir avec la souveraine et une escouade. Si toutefois elle décidait de venir.
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Hirnouk arriva à Barnovàr en trois jours, bien plus vite que prévu, malgré la fatigue qui pesait sur ses jambes et la douleur de ses pieds gonflés. Dès qu’il aperçut les murailles de la cité, il ressentit une étrange impression de symbiose entre le bois et la pierre. Les murs massifs, faits d’argile et de pierre grise, se dressaient comme une barrière contre le monde extérieur, mais, en même temps, se fondaient dans la forêt dense qui les entourait. Les racines des arbres géants serpentaient jusque dans les fondations, formant une fusion parfaite entre la nature et l’architecture. La ville semblait surgir naturellement de la terre, imprégnée de l’essence des forêts avoisinantes, comme si les arbres eux-mêmes en étaient les architectes.
Alors qu’il avançait sous l’ombre imposante des grands arbres bordant les rues, Hirnouk était frappé par la grandeur des statues qui ornaient les places. Ces figures imposantes se dressaient fièrement, leurs regards figés sur les passants, mais elles n’étaient jamais seules. Elles faisaient face à des troncs tordus, des formes de bois entrelacées, comme si la nature avait fusionné avec l’art des Alfides. L’atmosphère était empreinte d’une sorte de respect sacré pour la forêt, un hommage silencieux à la terre nourricière et un art dominant à la gloire de l’esthétisme alfide.
Les rues de Barnovàr, larges et régulières, se déployaient devant lui, guidées par des sentiers formés à la fois par les racines des arbres et les mains des bâtisseurs. Chaque chemin semblait être à la fois naturel et façonné, comme une invitation à se perdre dans ce lieu où les habitants de la cité et la forêt coexistaient en parfaite harmonie. Les habitants, discrets, résidaient dans de vastes maisons, chacune consacrée à un seul individu, offrant un espace intime pour la régénération et la méditation à l’intérieur d’un cocon où chaque Alfide trouvait le repos dans la plus totale des solitudes.
Hirnouk n’avait jamais vu d’autre ville semblable, et il était encore loin d’être au bout de ses surprises lorsqu’il arriva au cœur de la cité, face au majestueux palais royal qui se dressait comme un symbole de la force tranquille des Alfides : une forteresse élégante et imposante à la fois, où de grandes colonnes bordant les marches, ornées de statues et entourées de racines, semblaient veiller sur le lieu avec une présence presque divine, tels des golems de marbre et de bois.
À l’entrée du palais, un grand et vaillant Alfide le fixait. C’était Jolnas, le chef de la garde, un Alfide dans la force de l’âge, comme sa reine. Il aurait aimé être un héros reconnu, comme ceux d’autrefois que les Humains honorent dans leurs temples, mais il n’avait jamais vraiment eu l’occasion de s’aventurer au-delà des alentours de Barnovàr, et les démons se faisaient rares.
Jolnas lança un petit sourire de bienvenue à Hirnouk. Épuisé mais déterminé, le jeune messager ne perdit pas son temps et lui expliqua brièvement la situation dans sa région et les raisons qui le poussaient à solliciter l’aide de Zanika. Jolnas l’écouta attentivement et, sans tarder à réfléchir, proposa au jeune Humain de le suivre. Satisfait, celui-ci se sentit enfin prêt à accomplir sa mission, pensant qu’il trouverait un accueil chaleureux et une aide immédiate à l’image de ce grand Alfide.
Le jeune messager fut très surpris par la salle du trône. Contrairement à l’extérieur du palais, il n’y avait pas de végétation, seulement un long couloir enchevêtré de grandes colonnes et de statues représentant des héros en plein exploit. Hirnouk fut très intimidé par la taille de ces grandes effigies.
Ils arrivèrent enfin devant Zanika. Le jeune homme se prosterna devant la reine, la considérant comme une divinité protectrice à qui il implora son aide. Mais quelle ne fut pas sa déception lorsque la souveraine ne manifesta aucune réelle inquiétude. Au contraire, elle réduisit la menace à une simple attaque parmi tant d’autres dans le Taɍâşùl. Elle déplorait même que les Humains se soient trop habitués à être sauvés par les Alfides, oubliant comment se défendre par eux-mêmes.
Elle finit cependant par céder, respectant la promesse des anciens rois Alfides envers les Humains, et accepta d’envoyer une troupe de héros. Le jeune messager pensa voir une armée débouler dans les couloirs, mais il resta stupéfait en voyant le nombre de ceux qui se rendaient à la mission : une dizaine d’Alfides. Pas une armée, ni même une escouade digne de ce nom. À peine un groupe de maraudeurs. Face à la menace qui avait ravagé des villages entiers, cela ne lui semblait pas suffisant, et il craignait que cette petite troupe soit rapidement submergée.
Toutefois, il fut rassuré lorsqu’il vit que Jolnas faisait partie de cette troupe. En réalité, tout comme les neuf autres héros qui allaient prêter assistance à Ondavàr, il s’était simplement proposé de combattre aux côtés des Humains afin d’être glorifié. En cela, Hirnouk n’était pas dupe, il se doutait que ces guerriers n’étaient pas de braves héros dévoués, mais plutôt des aventuriers en quête de prestige.
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À bout de quelques jours, Hirnouk revint enfin à Ondavàr, flanqué d’une dizaine d’Alfides vêtus d'armures légères en cuir renforcé par des plaques métalliques. Les bords de leurs armures étaient décorés de motifs végétaux, finement gravés, évoquant les racines et les feuilles des arbres anciens. Leurs regards perçaient l’horizon, calmes mais prêts à réagir, tandis que leurs mouvements, fluides et agiles, ne trahissaient aucune hésitation. De légers manteaux flottaient derrière eux, se confondant presque avec les ombres de la forêt. Tous chevauchaient d’imposants et majestueux mégacerfs au pelage épais et sombre, et aux bois torsadés, déployés, lourds comme des bannières de guerre, imposant le silence et l’admiration. Le sol résonnait doucement sous les sabots massifs de ces montures mythiques, comme pour saluer leur passage. Pour les Ondavarois, c’était un spectacle saisissant ; peu d’entre eux avaient eu la chance de les croiser. Grandes, solennelles, venues d’un autre âge, elles représentaient la mémoire glorieuse des temps anciens. Sur leur dos, les Alfides prenaient place, leur regard serein s'accordant à la majesté de ces montures mythiques.
Si tous les habitants d’Ondavàr s’émerveillèrent devant ce fabuleux spectacle, Olmùc, lui, resta de marbre tout en serrant les mâchoires. Ce cortège impressionnant ne l’avait pas rassuré pour autant. Une dizaine de guerriers, même montés sur des bêtes fabuleuses, cela lui paraissait bien peu face aux rumeurs entourant les Draugors.
Jolnas, qui dirigeait l’escouade, descendit de selle et salua chaleureusement le chef du village. Les présentations furent brèves. Voyant l’inquiétude du chef, les Alfides le rassurèrent. Ils n’étaient qu’une dizaine, oui, mais il leur suffisait d’une vingtaine d’Humains pour compléter leur dispositif de combat. Avec une phalange bien formée, le front tiendrait.
Vingt jeunes chasseurs, hommes et femmes, se portèrent volontaires. Combattre aux côtés des Alfides était une chance inouïe pour se faire un nom dans la tribu, acquérir prestige et respect, voire obtenir quelques privilèges et des droits que seul un statut élevé pouvait offrir.
Jolnas se félicita intérieurement de cet élan, et Olmùc retrouva un semblant de sérénité, car une troupe d’une trentaine de combattants, cela avait déjà plus de poids face à l’inconnu. Après tout, les textes anciens rapportaient que des Humains avaient autrefois combattu aux côtés des Alfides, même si ces derniers se gardaient bien de le rappeler. Mais il passa outre cette réflexion car il n’était pas question de respectabilité mais de survie.
Quelques heures plus tard, la petite troupe quitta Ondavàr pour s’introduire joyeusement dans la forêt d’Eňdoborna et affronter les Draugors. À peine eurent-ils mis les pieds dans la sylve que ceux-ci ne se firent pas attendre. De la chair fraîche qui se pointait d’elle-même devant leurs crocs pour se faire dévorer, cela ne se refusait pas. Surtout que les dix plus grands, qui se démarquaient des autres, semblaient très tendres et appétissants.
Avec une infime discrétion, les Draugors prirent le temps d’encercler l’escouade. Jolnas sentit leur présence et ordonna aux Humains de former la phalange. Ces derniers s’empressèrent de constituer un cercle en posant leurs boucliers en bois pour créer une muraille, et pointèrent leurs lances pour dissuader leurs ennemis de s’avancer.
Un petit silence malaisant régna dans les environs. Des gouttes de sueur perlaient sur le visage de chacun. Brusquement, une archère aperçut un buisson bouger et, sans réfléchir, décocha une flèche qui se logea directement à l’intérieur. Une ombre sombra, transpercée par le trait. À peine l’archère sortie du cercle de protection pour identifier le visage de l’ennemi abattu, qu’une nuée de monstres fondit sur le groupe. Ne pouvant ni se défendre ni s’enfuir, l’archère fut engloutie par la nuée. Boucliers en avant et lances pointées, la phalange se prépara à défendre, mais la pression de la nuée était telle que la défense céda très vite. La vingtaine d’Humains venus prêter main-forte aux Alfides périt aussitôt, piétinés par ces démons d’un autre monde.
À la grande surprise des Alfides, la nuée ralentit sa course et les encercla. Comprenant que le combat au corps à corps s’imposait, les Alfides sortirent leurs glaives et se tinrent prêts au combat. Ils ne purent distinguer les visages de leurs assaillants, mais ils purent lire dans leurs yeux leur fureur et leur haine. Hélas, sans phalange, ils étaient à découvert. Jolnas réalisa trop tardivement qu’ils avaient sous-estimé l’ennemi.
L’attaque commença. Les Alfides firent tomber quelques Draugors. Hélas, l’une d’entre eux se fit empaler par une lance ennemie qui la souleva du sol. Le lancier Draugor replanta son piquet dans le sol, laissant la pauvre soldate agonisante à terre.
Un autre Alfide se fit barrer le passage par une dizaine de Draugors. Il essaya de les combattre, mais ils se jetèrent sur lui et le dévorèrent vivant. Épouvantés devant l’atroce violence de leurs ennemis, les autres Alfides se regroupèrent. Ils se savaient perdus. Alors Jolnas ordonna à l’une d’entre eux de se rendre à Ondavàr pour prévenir Olmùc et lui conseiller d’envoyer Hirnouk prévenir la reine du danger qu’ils avaient sous-estimé et lui relater l’étendue du fiasco. La messagère Alfide acquiesça et courut dans la direction de la cité. Seulement, un Draugor surgit de la forêt et la décapita sèchement avant qu’elle n’ait pu s’en rendre compte.
Terrifié par cette attaque, Jolnas rassembla le peu de courage qu’il lui restait et se jeta sur lui, mais un autre Draugor eut le temps de lui asséner un terrible coup de massue qui l’envoya valser dans les buissons.
Les autres Alfides hurlèrent pour se donner du courage et coururent en direction des Draugors, tranchant quelques têtes au passage. Mais ils stoppèrent leur course lorsqu’ils firent face à une étrange Draugor, une femelle plus grande que ses semblables, presque de la taille d’un Alfide, très athlétique et musclée. Elle était dotée d’un épouvantable charme, mêlant beauté bestiale, séduction animale et atroce sensualité. Son regard était d’un terrifiant magnétisme. L’un d’entre eux chercha à l’embrocher avec une lame, mais la grande Draugor dégagea l’attaque et lui trancha la tête. Un autre lança une estocade, mais il fut contré et désarmé avant de voir la grande Draugor lui fendre le crâne avec sa grande épée recourbée.
Voyant cela, les Alfides restants se jetèrent ensemble sur la grande Draugor. D’un hochement de tête, celle-ci ordonna à ses soldats de charger. Les derniers guerriers Alfides furent engloutis dans un flot d’épouvantables créatures déchaînées.
Une Alfide qui était restée en retrait fixa la majestueuse Draugor au charme méphistophélique et comprit qu’il s’agissait de leur cheffe. Elle espérait qu’en la tuant par derrière, cela désarçonnerait la troupe ennemie. Convaincue de ce dernier espoir de faire fuir cette masse immonde, elle ramassa une lance et chercha à atteindre son ennemie. Hélas, un Draugor courut vers la lancière et, d’un coup sec, sa large épée sectionna en deux le corps de la pauvre héroïne qui succomba sur le coup.
Jolnas était le seul survivant de l’attaque, mais il était seul et blessé, complètement à leur merci. La grande Draugor le vit et, entourée de sa cohorte, elle s’approcha de lui :
- Qui es-tu, délicieuse petite viande ?
- Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu vas me tuer de toute façon.
- Oh, non. Ne t’inquiète pas pour ça. J’ai besoin de toi pour que tu adresses un message aux habitants de cet endroit. Je suis la princesse Mezmeŧh, future reine des Draugors de ton pitoyable monde. Je suis venue prendre possession de vos terres, et vous serez bientôt tous réduits à l’état de pitance pour mon peuple.
Et avec un rictus sardonique, la grande Draugor fit signe à son escouade de partir, emportant les corps jonchés sur le sol sous les yeux épouvantés et impuissants de Jolnas, qui devinait avec horreur le sort réservé aux dépouilles de ses compagnons.
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La riposte avait tourné court. Sur la dizaine de héros partis affronter cette meute sanguinaire, il ne restait plus qu’un survivant : Jolnas. Tous les autres avaient été tués sauvagement, y compris les jeunes Humains partis, le cœur léger, combattre à leurs côtés. Ce furent des maraudeurs ondavarois qui retrouvèrent le grand Alfide, hagard et blessé. L’absence prolongée de la troupe avait inquiété Olmùc, qui avait dépêché quelques volontaires pour observer la situation et lui rapporter les faits. Le chef d’Ondavàr avait eu du flair. Et ses maraudeurs ne manquèrent pas de saluer sa clairvoyance.
Ils ramenèrent Jolnas à la cité, où il fut soigné avec soin. Il n’était plus que l’ombre de lui-même.
- Où sont les autres ? s’affola Olmùc en ne voyant qu’un seul membre de la troupe revenir, accompagné des éclaireurs.
- Morts, répondit le chef des maraudeurs. Enfin, on suppose. Il n’y avait que du sang. Les corps ont dû être emportés pour être dévorés.
- Il faut prévenir Zanika ! s’écria Olmùc, blême d’effroi.
- Je m’en occupe, déclara Hirnouk. Je chevaucherai l’un de leurs mégacerfs. Ils les ont laissés avec le bétail.
- Ces animaux sont difficiles à dompter, objecta Olmùc. Nous avons déjà du mal à monter un cheval.
- J’ai une idée.
Hirnouk s’approcha de Jolnas, encore alité, et lui arracha un morceau de sa tunique ensanglantée. Puis il se redressa et se dirigea vers le mégacerf du guerrier Alfide.
- Que fais-tu ? s’inquiéta Olmùc.
- Ce mégacerf reconnaît sans doute l’odeur de son cavalier. J’essaie de l’amadouer en lui faisant croire que c’est moi.
- Ces bêtes sont extrêmement intelligentes, elles…
Olmùc ne put terminer sa phrase. L’animal s’inclina doucement devant Hirnouk, dans un geste empreint de respect.
- Tu vois, sourit le jeune messager. Il est vraiment très intelligent. Il a compris que quelque chose n’allait pas.
Le chef du village, d’abord stupéfait, se sentit saisi d’une forme d’admiration. Hirnouk, malgré son jeune âge, était un éclaireur hors pair. Son récent périple l’avait endurci, mûri, transformé. Olmùc dut se rendre à l’évidence : l’adolescent était devenu un véritable messager. Et peut-être plus encore.
Hirnouk s’installa avec précaution sur le dos du grand cerf, qui, dans un mouvement lent et délicat, se redressa une fois son cavalier bien assis. Le jeune homme fut surpris par tant de douceur. L’animal avait conscience de son inexpérience, et semblait veiller sur lui.
- Grâce à ce mégacerf, dit-il, j’atteindrai Barnovàr bien plus vite.
Et il s’élança au galop à travers les grands arbres, porté par la puissance majestueuse du mégacerf de Jolnas, tandis qu’Olmùc, resté en arrière, le regardait s’éloigner. Un mince sourire se dessina sur les lèvres du vieux chef. Ce n’était pas de la joie. C’était de l’espoir.
- En voyant Hirnouk chevaucher ce noble palefroi aux grands bois, pensa-t-il, je me dis qu’un jour, les Humains pourraient devenir les égaux des Alfides.
7
Hirnouk retrouva avec plaisir la majestueuse cité de Barnovàr. Grâce à sa monture, il avait été encore plus rapide que la première fois. Zanika, elle, ne partageait pas cet enthousiasme. Les gardes l’avaient prévenue de son retour et l’avaient conduit jusqu’à elle sans délai.
Lorsque le jeune messager fut présenté à la souveraine, celle-ci se tenait nue dans un bassin de pierre creusé à même le sol, entre les racines d’un arbre gigantesque. L’eau, claire comme du cristal, s’écoulait lentement d’une source filtrée par le sable et les végétaux. Des galets noirs, chauffés au soleil, y diffusaient une chaleur stable et enveloppante. À la surface flottaient des plantes aux feuilles grasses, dégageant une odeur mêlée de menthe sauvage et de résine. Le bassin, entouré de fougères hautes et de lianes tombantes, offrait un cocon de verdure où la lumière verte des feuillages dansait sur l’eau immobile.
Hirnouk, les yeux écarquillés et la gorge nouée, ne sut s’il devait baisser les yeux ou simplement fuir. Jamais il n’avait vu pareil spectacle. La nudité de Zanika, loin de l’indécence, relevait d’une souveraineté naturelle, presque sacrée. Son corps immense, baigné d’un éclat doux et profond de jade, captiva le regard d’Hirnouk, qui le contempla avec un émerveillement émoustillé, saisi par un émoi incontrôlable devant cette divine beauté qui s’exposait devant lui. La reine, attentive, perçut ce trouble subtil, et un léger rictus effleura le coin de ses lèvres. Le jeune homme resta figé, tremblant, incapable d’articuler un mot face à la majesté impérieuse de la souveraine. Elle, droite dans l’eau, le fixait sans ciller, son regard plus tranchant que l’acier. L’air calme du lieu n’apaisait en rien la gravité mêlée à la circonspection qui se lisait sur son visage. Lorsque Hirnouk baissa enfin les yeux vers le sol, elle se redressa lentement et abandonna l’eau sans cérémonie, tout en maintenant son regard sur lui, qui cherchait à se faire tout petit.
L’attitude du jeune Humain trahissait autre chose que de la gêne ou de la timidité, car la première fois, il s’était montré particulièrement volubile. Alors Zanika, encore nue, se dressa face à lui et lui fit signe de parler, tandis que ses servantes lui séchaient le corps avant de lui revêtir sa douce tunique de soie. Hirnouk, tremblant et fébrile, leva discrètement les yeux, et, d’une voix chevrotante, lui annonça la terrible nouvelle. Ses mots, précipités et pleins d’angoisse, décrivaient l’atrocité du massacre des héros alfides, des faits qui lui avaient été relatés par Jolnas, seul survivant de l’escouade grâce au bon vouloir de la cheffe ennemie.
L’annonce du massacre raviva en Zanika une douleur ancienne, mêlée d’un vertige froid. La réalité de la violence déchaînée contre ses troupes l’assaillit brutalement. Ce qu’elle avait cru être une simple escarmouche se révélait être une boucherie, un carnage bien plus atroce qu’elle ne l’avait jamais imaginé. La culpabilité, telle une morsure, lui rongeait l’esprit : comment avait-elle pu sous-estimer un ennemi à ce point ?
La douleur était d’autant plus lancinante que, dans la même foulée, elle se trouvait confrontée au retour inopportun de ce messager, qui lui semblait si misérable et pourtant si courageux, porteur de nouvelles obscures à chaque apparition. Non pas qu’elle considérât Hirnouk comme un messager de mauvais augure, mais sa présence la tourmentait à chaque fois, car elle la confrontait à une vérité déplaisante : le mal existait toujours, et pouvait surgir de n’importe où, sous n’importe quelle forme.
Et sa suffisance avait causé la perte de trop de vies. Tourmentée par cette situation qui la dépassait, elle sentit la nécessité de se déplacer en personne, pour comprendre l’ampleur de la tragédie et réparer ses erreurs causées par son arrogance.
8
L’armée de Zanika arriva rapidement à Ondavàr. Elle s’était empressée de rassembler une troupe solide et expérimentée avant de se rendre chez les Humains. Toujours perché sur son mégacerf, qui l’avait adopté, Hirnouk ouvrait la marche, guidant les soldats comme il l’avait fait auparavant pour Jolnas et son escouade, quelques semaines plus tôt.
Le jeune homme avait déjà vécu cette situation, mais la première fois, il avait été déçu et peu rassuré, car ils étaient peu nombreux à le suivre. Cette fois, l’espoir s’était ravivé : c’était une véritable armée qu’il ramenait dans son village pour affronter les monstres qui répandaient le sang dans sa contrée.
Zanika fut accueillie par Olmùc, qui l’emmena aussitôt dans la hutte où Jolnas était soigné. Encore tourmenté par le massacre dont il avait été l’unique témoin, le héros survivant reposait sur un lit de fortune, épuisé et marqué par les événements. La reine se pencha sur son soldat et lui parla d’une voix douce et réconfortante :
- Me voilà heureuse de te savoir vivant, Jolnas, dit la reine avec compassion.
- Tu n’aurais pas dû venir, Zanika. Ce monde est perdu. Nous devons en partir.
- Je ne comprends pas.
- Notre maîtresse nature a enfanté ces monstres cruels pour nous punir.
- Calme-toi, Jolnas.
- Ces bêtes dépassaient l’entendement. On aurait dit qu’ils étaient morts, et pourtant si vivants. Nous nous sommes toujours moqués des Humains quand ils parlaient de démons, mais là, je les comprends. Je comprends ce qu’ils veulent dire. Ces salopards n’ont pas hésité à dévorer vivants certains membres de mon escouade. Ils se sont délectés de leur chair devant moi. Ils voulaient que j’assiste à ce carnage. Ils ont réussi à détruire mon âme. Je n’arrive plus à me débarrasser des hurlements de douleur de mes frères et sœurs de combat. Si tu savais comme j’ai honte.
- N’aie pas honte, Jolnas. Tu es vivant, et ta fuite va nous permettre de réunir une armée plus grande, d’organiser la défense.
- Zanika, j’ai parlé à leur cheffe. Elle se dit future reine de nos contrées. Elle veut ta couronne et nous soumettre à sa volonté. Elle est déterminée.
La reine de Bormavie se leva, profondément troublée par les paroles de son héros. Après lui avoir adressé un sourire de réconfort, elle quitta la hutte. Une fois dehors, ce sourire s’évanouit. Elle se demanda quel était ce nouveau mal qui venait troubler la quiétude de ce tout jeune empire.
- Tout va bien ? demanda Olmùc, intrigué par l’expression grave de la reine.
- Je n’ai jamais rien entendu de tel, confia Zanika. Certes, les Alfides ont déjà connu des pertes par le passé. Dans les récits anciens, bon nombre de héros ont succombé face à une créature qu’ils devaient affronter. Mais jamais ainsi. Jamais avec une telle barbarie.
- Qu’allez-vous faire, ma reine ?
- Olmùc, il faut organiser la défense ici. Je pense que jusqu’à présent, ces créatures ne faisaient que rôder, pour explorer les lieux. À tous les coups, elles venaient de découvrir un territoire qu’elles n’avaient jamais foulé. Mais si je me fie au récit de Jolnas, il ne s’agit plus d’éclaireurs, mais de maraudeurs. Et bientôt, ils enverront des chasseurs.
Olmùc tenta de rester calme et prit le temps de réfléchir. Il leva les yeux en direction de l’Eňdoborna. Soudain, une idée lui vint, et il s’adressa à la reine avec assurance :
- Nous avons tout un réseau de guetteurs dans les arbres. Ils encerclent la cité pour mieux la protéger. Ce réseau existe depuis des décennies. Nous nous sommes inspirés de vos propres méthodes.
- Les Draugors ne savent pas grimper aux arbres ? s’étonna Zanika.
- D’après nos renseignements, non. Cela nous a étonnés, et plutôt rassurés, je ne vous le cache pas.
Cette information s’avéra précieuse. Elle permit à Zanika de faire ériger des cabanes d’archers dans les hauteurs afin de fortifier les défenses arboricoles, bâtissant ainsi une couverture sylvaine pour empêcher les Draugors d’atteindre Ondavàr. Il ne fallait pas perdre de temps, car la meute approchait, et Zanika doutait de pouvoir contenir l’assaut bien longtemps.
Pendant que la défense s’organisait contre ces démons venus du bord du monde, il fallut désigner un messager pour se rendre à Aleňdovar et prévenir l’empereur Nabùlassar. La tâche fut à nouveau confiée à Hirnouk, qui avait su gagner l’estime à la fois du chef d’Ondavàr et de la reine Bormavienne. Certainement le seul à se réjouir dans ce contexte, le jeune homme s’empressa de chevaucher son mégacerf alfide, désormais habitué à lui, et partit en direction d’Aleňdovar avec les quelques indications données par Zanika.
La reine observa le jeune Humain s’éloigner sur le dos du majestueux cervidé. Elle était à la fois admirative et impressionnée par l’abnégation du messager. Mais cette allégresse ne suffisait pas à apaiser son inquiétude : même en surestimant les capacités du jeune homme et de sa monture, il lui faudrait une bonne dizaine de jours pour atteindre la capitale de l’empire, et le double pour que l’empereur puisse réunir une armée et venir en renfort. Cela représentait au moins un bon mois d’attente. L’armée Bormavienne ne tiendrait pas jusque-là. Pour pallier ce manque d’effectifs, elle devait enrôler les Humains. Après tout, Jolnas l’avait bien fait lors de la désastreuse escarmouche dans la forêt, et, elle devait admettre que par le passé, des Humains avaient déjà combattu aux côtés des héros alfides.
- Olmùc, demanda-t-elle. Rassemble tous les hommes et toutes les femmes valides, capables de se battre. Nous devons constituer une armée. Mon escouade ne suffira pas à les affronter seule.
Par chance, tous les Humains d’Ondavàr en âge de combattre, hommes et femmes, se déclaraient prêts à mourir pour repousser cet ennemi dont on ne connaissait encore que le nom et la cruauté. Cette dévotion troubla les Alfides. Les Humains avaient bien changé. Autrefois, ils n’étaient que des mammifères rustres et belliqueux, aux mœurs confuses et à la couardise notoire. À présent, ils se dressaient fièrement face à l’adversité.
Humains et Alfides grimpèrent dans les arbres et prirent position. Les villageois s’émerveillèrent devant les fabuleux arcs alfides, dont on disait que les flèches atteignaient toujours leur cible. Les leurs, plus rudimentaires, ne lançaient que des traits en bois à pointe de silex. Mais cela ferait l’affaire.
Quoi qu’il en soit, tous se tenaient prêts à accueillir les monstrueux visiteurs, qui n’étaient pas les bienvenus sur ces terres.
9
Un son de cor retentit. C’était le signal des guetteurs pour prévenir l’armée. Tous restèrent concentrés vers l’est de la forêt. Un silence pesant régnait dans la sylve, jusqu’à ce qu’il soit brisé par d’atroces murmures, qui se muèrent en d’effroyables grondements rauques et gutturaux, comme si la forêt ouvrait une gueule immense pour engloutir l’armée bormavienne. Puis, de glaçantes ombres émergèrent des bois. Une meute de créatures démoniaques jaillit du néant.
La vision glaça le sang. On aurait dit des morts, pourtant ils étaient bien vivants. Dans leurs regards habités de haine et de fureur brûlait une détermination farouche : détruire la cité et se repaître de la chair de chacun de ses habitants. Leurs armures de métal grossier et leurs armes rudimentaires accentuaient encore leur aspect terrifiant. Sans l’aide des Alfides, Ondavàr aurait été balayée.
Sans attendre, Zanika ordonna aux archers perchés dans les arbres de tirer des salves. Nombre de Draugors furent touchés, mais peu tombèrent. Ils semblaient davantage agacés qu’atteints. Repérant les tireurs dans les hauteurs, plusieurs Draugors tentèrent d’escalader les troncs, mais leurs faibles aptitudes à grimper les condamnèrent à l’échec. Frustrés, ils se mirent à frapper les arbres à coups de haches ou de cimeterres. Les archers firent de leur mieux pour les abattre, mais certains arbres finirent par céder et s’effondrer. Les Draugors se jetèrent alors sur les malheureux tombés au sol et les dévorèrent vivants.
Resté en retrait sur ordre de la reine, Olmùc, écœuré par tant de violence, ordonna aux fantassins d’intervenir pour protéger les arbres encore debout. Les soldats bormaviens, déterminés, dégainèrent leurs armes et foncèrent dans la forêt. L’effet de surprise joua brièvement en leur faveur, mais les Draugors répliquèrent rapidement. Les archers postés dans les arbres redoublèrent de précision. Certains villageois jetèrent même des rochers, écrasant plusieurs ennemis et permettant aux fantassins d’en transpercer d’autres.
Au loin, des guetteurs aperçurent des chariots transportant des Humains prisonniers. Il fallait agir vite. Profitant du fait que l’infanterie ondavaroise tenait la horde en respect, des Alfides se lancèrent d’arbre en arbre pour atteindre les cages, protégés par la couverture des archers.
Par chance, les cages étaient mal gardées. Trop confiants, les Draugors se voyaient déjà victorieux. Les Alfides neutralisèrent les quelques gardes, mais l’un d’eux, dissimulé, parvint à souffler dans sa corne de brume avant d’être abattu par un soldat de Barnovàr.
Alertés par le son, les Draugors se ruèrent vers les cages. Mais il était trop tard. Les prisonniers avaient été libérés et mis à l’abri. En arrivant, les Draugors découvrirent qu’ils étaient encerclés. Leur inexpérience face à une armée disciplinée les désavantageait clairement.
Zanika descendit de son arbre et rejoignit Olmùc, dont les soldats combattaient désormais aux côtés des Alfides. Ensemble, ils contenaient la horde du Iadùl, toujours aussi agressive. Au centre de la mêlée, la reine aperçut une grande Draugor au charisme troublant, à la sensualité mortifère. Elle comprit qu’il s’agissait de la cheffe dont Jolnas lui avait parlé.
- Je sais qui tu es, Mezmeŧh ! lança Zanika.
La créature la fixa avec rage.
- Je suis ravie de voir que ton larbin a transmis le message. Il va bien ? Tu lui diras que ses compagnons étaient délicieux.
- Rends-toi, Mezmeŧh, et tu vivras.
- Tu crois que nous, Draugors, allons mendier notre survie ? Tant qu’un seul d’entre nous tiendra debout, nous arracherons votre chair.
Zanika comprit que ses ennemis se battraient jusqu’au dernier. Si elle n’éprouvait aucune compassion pour eux, elle tenait à préserver ses troupes. Elle ordonna aux archers de tirer une volée massive pour fixer une ligne défensive.
- Vraiment ? ricana Mezmeŧh. C’est ça, votre solution ? Pitoyable.
À ses ordres, tous les monstres poussèrent d’horribles hurlements pour briser le moral des Bormaviens. Ils montrèrent leurs crocs, prêts à fondre sur leurs ennemis. Face à leur élan, Zanika resta impassible et ordonna à la phalange de se placer.
Quelques Draugors s’empalèrent sur les lances, mais les suivants foulèrent leurs corps pour continuer d’avancer. Les archers décochèrent leurs flèches, ralentissant l’avancée sans toutefois l’arrêter. Pour raviver le courage de ses troupes, Zanika dégaina son glaive et s’élança dans la mêlée. La voir au combat galvanisa les soldats Humains et Alfides. Tous se ruèrent à leur tour.
Mezmeŧh, amusée, se fraya un chemin jusqu’à la reine. Après avoir éliminé plusieurs fantassins, les deux cheffes se retrouvèrent face à face. Mezmeŧh abattit son épée dans un mouvement latéral brutal, mais Zanika esquiva avec agilité et répliqua d’une estocade qui entailla le dos de son adversaire. La Draugor se retourna non sans fureur, et tenta de décapiter la reine, mais celle-ci se baissa, évita le coup et enfonça sa lame dans le ventre de son ennemie. Mezmeŧh recula, grognant de douleur. Dans un dernier élan de rage, elle leva son épée pour frapper, mais Zanika, rapide, trancha de bas en haut et fendit le corps de Mezmeŧh en deux.
Debout, haletante, couverte de sang, la reine bormavienne n’en revenait pas. Elle venait de livrer bataille contre une armée entière et de vaincre sa cheffe. De mémoire d’Alfide, jamais l’espèce divine ne s’était engagée dans une bataille aussi brutale.
10
Si la mort de leur cheffe n’empêcha pas les Draugors de continuer le combat, à la tombée de la nuit, le dernier de ces monstres fut tué par la reine Zanika elle-même. Seulement, cette victoire avait été remportée au prix de trop nombreuses pertes. Et si la joie d’avoir sauvé les prisonniers permit de chasser l’amertume des Humains et de redonner du baume au cœur des Alfides, il ne fallait pas perdre de temps et réorganiser la défense, car nul ne savait s’ils avaient eu affaire à la meute au complet ou à une petite escouade.
La reine de Bormavie s’adressa au chef d’Ondavàr avec prudence et délicatesse.
- Olmùc, je sais que nous t’avons beaucoup demandé, mais il faut consolider la défense. Je crains bien qu’il y en ait d’autres.
- Je m’en occupe, ma reine, répondit Olmùc sur un ton martial, démontrant que le ténébreux chef d’Ondavàr avait pris conscience de l’ampleur de la situation.
Soudain, une voix vint troubler toute la réorganisation de l’armée bormavienne. C’était un des survivants qu’ils avaient sauvés des cages :
- Bien vu, ma reine, ils reviendront encore plus forts et plus nombreux. Ce n’était qu’une escarmouche pour estimer vos forces.
Zanika se retourna vers les cages et trouva rapidement l’impudent qui l’avait interrompue. Il était assis, les yeux rivés sur la reine, tout en caressant son épaisse barbe. C’était un homme d’âge mûr et encore vigoureux, qui imposait par sa stature. Grand, les épaules larges et le torse noueux, il dégageait une force contenue. Son regard sombre et fixe n’avait rien de suppliant, bien au contraire : il était perçant, presque défiant, comme s’il évaluait chaque être vivant autour de lui. Une tension muette traversa les rangs. Tous firent un pas en arrière tant sa présence les impressionnait. Il n’avait pas bougé, pourtant une violence sourde émanait de lui, presque animale, une rage tapie juste sous la peau. Certains crurent voir en lui le reflet d’un Draugor, sans en avoir ni la forme, ni l’ombre, et pourtant il semblait bien être humain.
- Qui es-tu ? demanda Zanika.
- Je m’appelle Ondrej.
- Enchanté, Ondrej. Je suppose que je n’ai pas besoin de me présenter ?
- Tu supposes bien.
- Parfait, alors allons directement à l’essentiel. Tu me confirmes qu’il y en a bien d’autres, c’est ça ?
- Ouais, ma p’tite dame.
Olmùc s’énerva soudain contre ce prisonnier :
- Parle mieux à la reine de Bormavie, sale ingrat. Elle est une déesse à qui nous devons le respect.
Ondrej considéra Olmùc avec un petit sourire à son égard :
- Quand on a connu l’enfer, enchaîna le prisonnier, on ne respecte plus rien, mon brave. Et pour ta gouverne, sache que j’ai du respect pour ta divine souveraine. Et tu sais quoi ? J’ai même du respect pour toi et tes soldats, mon cher Olmùc. Pour être franc, je ne pensais pas que des Humains se montreraient aussi braves que des Alfides. Comme quoi les choses changent.
- Ils sont nombreux ? s’agaça la reine.
- Oh oui ! Plus que tu ne le penses. Ceux que tu as vaincus n’étaient que des éclaireurs.
- Que veulent-ils ?
- Ils ont franchi le Marmarok pour chercher à manger et étendre leur royaume.
Cette première nouvelle éberlua la reine de Bormavie.
- Il y aurait donc d’autres pays de l’autre côté des montagnes ?
- Surprenant, n’est-ce pas ? railla Ondrej. Ils en avaient marre des Humains qui vivent dans leur royaume, un peu trop maigres et avariés pour eux, je pense. Alors, ils ont décidé de traverser la frontière pour attaquer votre belle région. Jusqu’à présent, ils s’étaient contentés de se servir dans la frontière, un isthme aussi étrange que verdoyant.
- Frontière ? Isthme ? De quoi parles-tu ? se médusa Zanika.
Un rictus sardonique se dessina sur les lèvres d’Ondrej. Après avoir fixé Zanika un bref instant, il expliqua :
- Leur terre s’appelle le Iadùl, et le Taɍâşùl et le Iadùl sont séparés par une bande de terre très boisée qui fait office de pont entre les deux continents. Un isthme. Ils appellent cette terre l’Ederşùl.
- L’Ederşùl ? Mais c’est du vieil Alfide.
- Oui, ils parlent votre ancienne langue entre eux.
- Comment sais-tu tout ça ?
Ondrej prit le temps de réfléchir posément avant de répondre, en articulant bien chaque syllabe :
- Parce que je suis un Draghùl.
- Quoi ? s’affola la reine bormavienne.
Un silence pesant régna dans les environs. Tous furent épouvantés par les propos de ce Draghùl. Et pour Zanika, cela faisait beaucoup d’informations, surtout que chaque révélation donnée par Ondrej sonnait comme une brique formant une pyramide de terreur.
Le mystérieux prisonnier était satisfait de l’effroi qu’il avait inspiré dans le cœur de chacun. Il ne semblait pas hostile, se montrait même calme et coopératif, mais il éprouvait sciemment la bravoure de chaque personne se tenant droit face à lui. Et encore une fois, il prit son temps pour expliquer clairement qui il était :
- Je suis né d’une esclave humaine et d’un père Draugor. Pas mal, non ? On va être clair, ce type d’union n’est pas du tout consenti par les esclaves. Mais il est très prisé par ces monstres.
Avec ce type de croisement, ils ont créé la race des Draghùls dont je suis issu. Si tu préfères, je suis un appât. Ils nous libèrent pour que l’on aille trouver un village humain où se réfugier. C’est de cette manière qu’ils ont trouvé le village où j’étais. Avant de me relâcher, ils m’ont fait boire du sang de reine, de cette manière, ils arrivent à nous retrouver, puis à attaquer le village. Je ne sais pas pourquoi ils m’ont laissé en vie, sans doute pour m’offrir à leur souveraine. Elle aura une belle surprise en me voyant.
- Pourquoi ?
- Parce qu’en me faisant boire le sang de leur maudite reine, je sais tout de cette race. Je suis connecté à eux et surtout, je suis connecté à elle.
- Que peux-tu me dire d’eux ?
- Ils seront vos ennemis jurés à tout jamais.
- Je ne comprends pas. Pourquoi ces créatures viennent-elles nous combattre ? Et pourquoi maintenant ? Ça n’a aucun sens.
- Ils sont la sinistre vengeance de la bien-aimée que vous avez trahie.
- Notre bien-aimée ? Tu veux dire la nature ?
- Oui.
- Mais pourquoi nous en voudrait-elle autant ?
- Bafouer la nature est un sacrilège qui n’a eu pour effet que de transformer votre terre en garde-manger.
- Comment savent-ils tout ça ? s’étonna Zanika.
- Parce qu’ils l’ont entendue pleurer.
- Ils ont entendu la nature pleurer ? Dans le Törtelny, il paraîtrait que l’empereur Aleňdar avait pleuré lors de son sacre. Est-ce là que s’est produit la rupture ?
- Aleňdar était le bâtisseur de ton empire ?
- Oui.
- Alors ta réponse est dans le grand livre des Alfides.
- Que veux-tu dire par là ?
- En entendant la nature pleurer, les Draugors ont pensé que le moment était propice pour quitter leurs terres et s’emparer des vôtres. Le Taɍâşùl est riche en ressources ; ils ne veulent plus s’en priver.
- Ondrej, as-tu déjà vu le Iadùl ?
- J’en viens. Je suis né là-bas. En captivité. C’est une terre dénuée d’espoir. Seule la désolation y règne en maître. Mais avant de pénétrer ce territoire maudit, vous devez traverser l’Ederşùl.
- Le fameux isthme ?
- Oui. Cette terre baigne dans deux mers : la Sùlimaré au sud, et la Nùrdimaré au nord.
- Les mers bordières du continent. J’ignorais leur nom. Nous pensions qu’il ne s’agissait que d’une seule mer, celle qui borde le monde.
- Eh bien, je t’apprends qu’il existe d’autres mers.
- Pourquoi ne sont-ils pas venus par l’une des deux mers ? Cela aurait été plus simple, non ?
- Parce que, tout comme vous, ils n’ont pas osé prendre le risque de naviguer sur les mers. De toute manière, les Draugors ne s’intéressent pas à la navigation. Ils n’arrivent même pas à naviguer sur une rivière.
- Le fait qu’ils ne sachent ni naviguer ni grimper aux arbres nous donne deux avantages non négligeables. Sais-tu si l’Ederşùl est infestée de Draugors ?
- Non. Il y a seulement quelques troupes de Draugors qui rôdent, mais ils ne l’ont pas colonisée. C’est juste un territoire de chasse. Les Humains de l’Ederşùl sont coincés entre deux chaînes de montagnes, autant dire qu’ils se sentent seuls au monde et complètement isolés. Du coup, ils sont en proie à de régulières agressions draugoresques. Ils ont beau se cacher dans des troglodytes, les hordes du Iadùl arrivent toujours à les débusquer. Ils utilisent des Draghùls comme moi pour repérer les villages et les piller sournoisement. Même si ces assauts sont meurtriers, leur but reste de faire des prisonniers pour les élever comme du bétail, c’est-à-dire pour les engraisser, puis les consommer.
- Tu sais donc comment ils attaquent après avoir décelé un village ?
- Une de leurs techniques de chasse consiste à entourer le village au petit matin, dans une veille qui peut durer trois ou quatre jours, afin de ne pas attirer l’attention. Généralement, ils se nourrissent bien en amont pour pouvoir résister au manque de vivres. Le reste de la troupe se cache dans la forêt. La nuit, il arrive que les éclaireurs soient ravitaillés. Lorsque le moment est propice, le matin de préférence, quand tous les villageois sont encore réunis, les éclaireurs encerclent le village, qu’ils attaquent de manière groupée, en prenant soin de ne pas rompre le dispositif de combat. Le but est d’abattre les gardes. Ensuite, dans un second temps, le gros des troupes se joint à l’attaque. Une troisième ligne se forme pour limiter le nombre de fuyards, chose rare, mais qui peut arriver. Une fois l’assaut terminé, les cadavres sont dévorés par les Draugors et les prisonniers rassemblés pour être ramenés, avec leur cheptel, dans le Iadùl, où ils seront élevés comme du bétail. C’est là qu’ils choisissent quelques femmes pour les utiliser comme procréatrices de Draugors.
- Comment sais-tu tout ça ?
- Leur pute de cheffe, celle qui m’a capturé, m’a fait boire son sang avant de vous attaquer. Elle s’est servie de moi pour vous débusquer. Bien content que vous l’ayez butée. Ses sbires l’appelaient « princesse », ce qui signifiait qu’elle s’apprêtait à fonder une colonie ici. C’est pour ça que vous avez pu nous délivrer. Nous étions leur garde-manger.
Zanika se retourna et, d’un mouvement du menton, désigna le corps sectionné en deux de Mezmeŧh :
- C’était elle ?
- Oui, répondit Ondrej.
- Je ne comprends pas. C’est elle qui t’a fait boire son sang ? Je pensais que tu en avais bu bien avant, dans le Iadùl.
- Tu as raison. Leur reine m’a fait boire son sang avant de m’envoyer ici. Puis leur princesse en a fait autant après avoir attaqué le village Humain qui m’a recueilli. Elle voulait se servir de moi pour vous débusquer. Pouah ! J’en frôle l’indigestion de boire le sang de ces nobles abominations.
Zanika prit le temps de réfléchir pour remettre ses idées en ordre, puis s’adressa de nouveau à Ondrej :
- Et tu dis qu’ils voulaient fonder une colonie ici, et non dans l’Ederşùl ? C’est étrange.
- L’Ederşùl est un lieu stratégique qui peut vite devenir un piège. Du coup, ils préfèrent que ça reste un garde-manger.
- Comment se fait-il qu’ils soient venus jusqu’ici ?
- Depuis quelques décennies, les razzias dans les villages de l’Ederşùl ne suffisaient plus à rassasier cette caste d’abrutis complètement abêtis par leur estomac. Les villages humains s’étaient peu à peu mieux organisés pour se défendre. Déjà, le coup de l’appât Draghùl ne fonctionnait plus. Les habitants de l’isthme étaient devenus méfiants, même envers leurs propres congénères, et avaient fini par comprendre la manœuvre. Du coup, lorsqu’ils voyaient un Draghùl, ils le tuaient sans hésiter, même si c’était un gosse. Alors, ils avaient choisi de vivre près des roches, où ils bâtissaient de véritables villes troglodytes, creusées dans la pierre, avec de nombreux canaux souterrains qui leur permettaient de fuir en cas d’attaque. Les habitants avaient aussi compris que leur bétail ne servait pas seulement à se nourrir ou à se vêtir, mais pouvait aussi les alerter. La domestication de chiens leur fut d’une grande utilité : non seulement ils les prévenaient en cas de danger, mais ils pouvaient aussi mordre les meutes Draugors, leur faire gagner du temps, et permettre aux villageois de se replier dans les cavernes sans être poursuivis. Devant ce changement dans le comportement de leurs proies, et la raréfaction de viande humaine, les Draugors avaient commencé à franchir le Marmarok pour pénétrer le Taɍâşùl et attaquer des villages humains bien moins préparés à se défendre.
- Penses-tu qu’ils reviendront bientôt ?
- Non. Ils savent déjà que vous avez vaincu leur escouade. Leur reine voit tout à travers moi. Elle a suffisamment appris de vous, de votre manière de vous défendre, grâce à la défaite de sa princesse. Je pense juste qu’elle ne s’attendait pas à être trahie par cette bougresse de Mezmeŧh. Une trahison qui va lui être utile. Curieusement, les Draugors sont patients. La reine va rester bien sagement dans le Marmarok et guetter le moindre de mes faits et gestes pour apprendre à mieux vous connaître grâce à moi. Elle vous écoutera grâce à mes oreilles, vous regardera grâce à mes yeux. Cela lui permettra d’engranger le maximum d’informations avant d’élaborer une stratégie efficace pour vous vaincre. Mais ce qu’elle ne sait pas, c’est que je vais faire ça.
Ondrej prit un couteau et se le planta dans la gorge. Il succomba aussitôt, sous le regard médusé de Zanika. Elle comprit alors que le suicide du Draghùl permettrait d’aveugler la reine, qui se verrait contrainte d’envoyer d’autres escouades pour attaquer. Il fallait réorganiser la défense afin de retenir les Draugors dans le Marmarok, en attendant les renforts demandés à l’empereur. Mais celui-ci n’arriverait pas avant plusieurs semaines.
Pour pallier cette attente, Zanika envoya plusieurs messagers afin de rassembler un maximum d’Alfides et d’Humains prêts à se battre contre cet ennemi terré dans les rochers du bord du monde. En attendant, elle fit consolider les palissades de la citadelle d’Ondavàr. Ne pouvant commander seule cette armée disparate, elle demanda à Jolnas, enfin remis de ses blessures, et à Olmùc de se joindre à elle dans le commandement. Le guerrier Alfide prendrait la tête des troupes de Barnovàr, et le chef ondavarois dirigerait les forces humaines. Il fallait faire vite pour contenir la terrible reine Draugor, si elle décidait de venir venger la mort de sa princesse malgré sa trahison.
La réaction ne se fit pas attendre. Des guetteurs avaient aperçu depuis les cimes un enfant marcher seul dans la forêt. À n’en pas douter, il s’agissait d’un Draghùl envoyé par les hordes du Iadùl Régaŧ pour localiser la cité et repérer ses défenses. Zanika avait bien compris le danger. Après avoir consulté ses deux généraux, elle ordonna, non sans une pointe d’amertume, l’exécution du pauvre appât. Il fallut une multitude de flèches pour l’abattre, ce qui confirma la nature du Draghùl.
Malgré cela, Zanika n’éprouva aucune satisfaction. Avoir fait abattre un enfant, même pour protéger la cité, n’avait rien d’une victoire. L’ennemi ne reculait devant aucune ignominie pour atteindre son but.
La reine bormavienne se retira dans le baraquement qui lui avait été réservé. Jolnas, l’ayant vue s’éloigner, la rejoignit discrètement.
- Tout va bien, ma reine ?
Elle se retourna et vit le héros Alfide, les yeux pleins de douceur.
- Oui… merci, Jolnas.
- Je sais ce que tu ressens. Malgré la victoire, nous avons perdu beaucoup. Mes compagnons, les Humains qui ont combattu à nos côtés, ce Ondrej qui s’est sacrifié et maintenant cet enfant, exécuté de sang-froid.
- Depuis l’aube de son existence, notre espèce n’a cessé d’affronter de terribles créatures. Des monstres carnassiers qui semaient la mort pour se nourrir. Oui, il y avait de la sauvagerie, je ne le nie pas. Mais ce n’était pas si…
- Organisé ?
- Oui.
- Tu continues à croire que les Draugors ne sont que des bêtes alors qu’ils sont aussi intelligents que nous et les Humains. Ondrej a dit qu’ils avaient entendu la nature pleurer. Un tel prodige n’est pas à la portée de simples animaux. Ils vivent en société. Souviens-toi, Zanika, dans un passé pas si lointain, les Humains s’entretuaient pour un bout de terre, pillaient les ressources, et sacrifiaient des prisonniers. Et pourtant ils vivaient déjà en société. Il leur a fallu du temps pour s’adoucir. Aujourd’hui, ils nous vénèrent et se battent avec bravoure à nos côtés.
- Jolnas, les Draugors sont plus sauvages et sournois. Tu les as vus à l’œuvre.
- Oui. Mais nous n’avons rien à leur envier. Nous aussi nous avons été sauvage et sournois envers la nature. Nous l’avons bafouée alors qu’elle nous avait tout donné.
- Ondrej a dit que ce sacrilège méritait une punition, maugréa Zanika.
- Alors, il faut que nous nous fassions pardonner.
- Et de quelle manière, Jolnas ?
- Nous devons attaquer les Draugors dans le Marmarok.
- Pardon ?
- L’Empereur n’arrivera pas avant un bon mois. Si nous restons ici à l’attendre, ils continueront à sacrifier des espions pour nous démoraliser, à dévorer leurs prisonniers, et leurs effectifs grossiront. Ils ne nous attendront pas. Ils frapperont dès que nous serons las et découragés. Et alors, ils nous submergeront. Et ce jour-là, nous aurons perdu plus que nos vies, nous aurons souillé notre propre sanctuaire. Zanika, tu n’es peut-être pas impératrice. Mais tu es reine. Une reine Alfide. Réchauffe les cœurs. Réveille la bravoure de chaque soldat, Humain ou Alfide.
Alors, galvanisée par les paroles de Jolnas, Zanika sortit de son baraquement, monta en haut d’une tour de garde et scanda d’une voix forte :
- Bormaviens ! Humains ou Alfides ! Il fut un temps où notre coexistence était laborieuse. Mais ce temps est révolu. Nos querelles sont derrière nous. Nous nous sommes unis pour repousser les démons. Unissons-nous à nouveau pour vaincre l’ignominie qui ronge le Marmarok ! Ce mal ne doit pas nous paralyser. L’heure du trépas approche, mais ce trépas n’est pas une fatalité. Nous pouvons le repousser. Nous pouvons le vaincre. L’aube des démons n’est pas encore levée. Déchirons l’abomination et montrons-lui que son règne n’aura pas lieu. Offrons nos cœurs. Armons-nous de courage. Unissons-nous pour les vaincre. Non pas pour nos vies. Non pas pour la gloire. Mais pour l’histoire.
Tous les soldats, Humains et Alfides, hommes et femmes, jeunes et vétérans, scandèrent le nom de Zanika. Fière et droite, la reine bormavienne les regarda avec majesté. Mais au fond d’elle-même, un sentiment nouveau s’était insinué : c’était de la peur.
11
Hirnouk n’en croyait pas ses yeux. Tel un glaive d’ivoire tenu par une main sylvique, se dressait la cité impériale d’Aleňdovar. Il en avait beaucoup entendu parler, mais jamais il ne s’était imaginé la splendeur de la cité opale teintée de jade.
Les fermiers Humains qui s’activaient autour de la forêt crurent avoir une hallucination en voyant le brave Hirnouk se diriger vers la capitale de l’empire à dos de mégacerf. Il était inimaginable de voir un Humain chevaucher un animal, et encore moins un des majestueux cervidés alfides. Et pourtant, le messager était bien trop petit pour être un Alfide, un enfant à la rigueur, mais tout le monde savait que les membres de la race divine prenaient grand soin de leurs progénitures à cause de leur faible natalité. Le jeune homme les gratifia d’un petit sourire candide, qui eut pour réponse un timide geste amical de la main des fermiers.
Il pénétra ensuite dans la forêt d’Eňdozorna. Jadis, on la disait infestée par des Garouls, de cruels et sanguinaires lycanthropes qui semaient la terreur dans la région. À présent, moins dense et dangereuse, la forêt était habitée par un immense village aux maisons d’argile où vivaient des Alfides en harmonie avec la nature. Hirnouk leva les yeux et aperçut des huttes et tout un réseau de défense arboricole. L’immense village et son réseau de défense entouraient de hauts et puissants remparts de marbre, ceux qui protégeaient la cité impériale, où, depuis le sommet du Stùbareš, se dressait le majestueux palais de l’empereur, perché sur un puits imposant surplombant la cité, le village, les bourgs environnants et la forêt entière, tel un phare pour guider les habitants du Taɍâşùl.
Hébétés, des gardes Alfides ne surent s’ils devaient ouvrir les portes d’Aleňdovar au jeune homme ou lui ordonner de partir. Ce fut le majestueux palefroi aux grands bois qui leur fit comprendre qu’il n’y avait pas de temps à perdre : son cavalier devait absolument voir l’empereur. Les gardes décidèrent mollement de les laisser entrer. Et ainsi, le grand cerf et son cavalier entrèrent dans la fabuleuse cité d’opale.
*
Lorsqu’il devint le troisième empereur du Taɍâşùl, Nabùlassar était loin de se douter de l’ampleur de la tâche qui l’attendait. À l’image de ses deux illustres prédécesseurs, Aleňdar, le premier empereur, qui avait fait bâtir la cité, et Solinas, son digne successeur, qui avait organisé toute l’administration impériale, Nabùlassar voulut marquer son règne par des décisions fermes et inamovibles. Pour ce faire, il s’évertua à préserver l’équilibre de l’empire en améliorant les relations entre les Humains et les Alfides, se montrant accessible et bienveillant envers ses frustes cousins.
Né dans la majestueuse cité de Séğeşvàr, en Buconie, à l'extrême est du continent, il s'était fait un nom en affrontant Loumaïa, une redoutable créature qui hantait les sinistres marais d'Eňdoléta, cette dense forêt qui encerclait la capitale buconienne. Cette entité malfaisante prenait l’apparence d’une jeune et belle ermite errant dans de ténébreux marais dissimulés sous le couvert impénétrable de la forêt. Lorsqu’elle croisait un voyageur imprudent, isolé et trop éloigné des sentiers, elle s’approchait gracieusement de lui pour le séduire. Immédiatement charmé par cette mystérieuse et resplendissante nymphe surgie de nulle part, l’infortuné se lovait dans ses bras. Durant cette étreinte, Loumaïa se dissolvait en milliers de sangsues acharnées, dévorant sa proie en la vidant de son sang et de son énergie vitale. La victime mourait ainsi, dévorée vivante dans d’atroces souffrances.
Ce furent des bergers Humains qui alertèrent Nabùlassar. La région avait toujours été le théâtre de mystérieuses disparitions dans l’Eňdoléta, mais personne n’en connaissait la cause. Généralement, il s'agissait de vagabonds ou de bannis en quête d’asile, des âmes dont la disparition préoccupait peu de monde. Parfois, un villageois, ayant eu l’imprudence de s’y aventurer seul, s’y faisait dévorer, mais cela restait rare. Et pour cause : nul n’imaginait l’existence d’une telle créature, et dans une forêt aussi dense, peuplée de prédateurs, il était sage de ne jamais s’écarter des sentiers.
Un jour, alors qu’ils étaient en pleine transhumance, des bergers perdirent une brebis. Leur fils, persuadé qu’elle s’était égarée dans la sylve voisine du pâturage, s’y aventura malgré les protestations de ses parents. La transhumance était une période délicate et dangereuse, et s’éloigner ainsi dans ces contrées sauvages n'était pas sans risque.
Les parents ordonnèrent à leur fille de rester auprès du troupeau, puis s’enfoncèrent dans la forêt à la recherche de leur fils. Ils avançaient lentement, avec prudence. Au moindre bruit, ils s’immobilisaient, le cœur battant. Après une progression tortueuse, ils atteignirent les marais et découvrirent leur fils, figé devant une très belle jeune femme. Le couple comprit aussitôt qu’il fallait se méfier. Le garçon, cependant, semblait hypnotisé et s’approchait lentement de cette étrange nymphe. Parvenu à sa hauteur, il tendit les bras pour l’enlacer, malgré les supplications de ses parents. Ils saisirent quelques bribes de la conversation : la jeune femme disait s’appeler Loumaïa et invitait l’adolescent à la prendre dans ses bras. Ce qu’il fit.
Soudain, une nuée de sangsues jaillit et le recouvrit, le vidant de sa chair et de son sang. L’adolescent fondit comme neige au soleil dans un hurlement atroce. Terrifiés, les bergers s’enfuirent, récupérant leur fille au passage et abandonnant le troupeau. Les chiens, eux, avaient déjà pressenti le danger : ils s’étaient mis à aboyer, puis avaient suivi leurs maîtres dans leur fuite éperdue.
Après une longue course effrénée à travers bois, ils croisèrent Nabùlassar. À l’époque, celui-ci n’était alors qu’un simple guetteur Alfide, mais il brillait déjà par son charme et son charisme. Malgré sa taille imposante et sa bienveillance, il ne put les sortir de leur terreur. Étonné de les voir dans un tel état, le héros leur adressa la parole avec calme et bienveillance. Touché par leur drame, il décida de se rendre dans l’Eňdoléta. Il comprit alors que ces événements, qu’on croyait isolés, annonçaient un fléau bien réel, capable de ravager toute la région.
Être rationnel et réfléchi, Nabùlassar conseilla aux bergers de rejoindre Séğeşvàr, escortés par ses compagnons. À ces derniers, il ordonna fermement qu’aucun Humain ne pénétrât dans la forêt tant que Loumaïa ne serait pas vaincue. Il fallait éviter tout nouveau drame.
Une fois seul, le héros partit recueillir des témoignages dans les environs afin de savoir à quoi s’attendre. À sa grande surprise, ils étaient nombreux et, surtout, ils confirmaient dans les grandes lignes le récit des deux bergers. À mesure qu’il les écoutait, plusieurs questions le hantaient : pourquoi une créature aussi dangereuse n’avait-elle jamais été signalée ? Comment vaincre un être qu’on ne pouvait ni transpercer d’un glaive, ni embrocher d’une lance ? Et que dire des morsures ? Que se passerait-il s’il venait à lui échapper, blessé mais vivant ? Troublé, il décida de consulter Oldisia, une jeune druidesse d’environ soixante ans, spécialiste de l’ethnobotanisme. Elle vivait recluse dans les arbres, à l’image de ses pieux ancêtres, préférant la paix de la canopée au tumulte des cités.
Lorsqu’il se présenta à elle, Nabùlassar fut aussitôt frappé par le regard perçant de la druidesse, qui l’observait sans ciller, comme si elle scrutait son âme à travers ses gestes. Il lui raconta les événements survenus dans les marais, les étranges attaques, et les dangers auxquels il s’exposait désormais, ce qui le poussait à rechercher une protection inhabituelle. Oldisia comprit sans qu’il eût besoin d’insister. Elle hocha doucement la tête, l’invita à la suivre jusqu’à sa hutte suspendue dans les branches, et lui désigna un siège de bois tressé. Sans un mot de plus, elle se mit au travail.
Pendant des heures, elle confectionna une étrange armure végétale : la Paňgyma. Elle y mêla des bandelettes trempées dans un mélange de menthe poivrée, d’ail sauvage, d’argile blanche, de poudre de silice et d’huile de lavande. L’ensemble exhalait un parfum dense, entêtant, presque envoûtant, qui emplissait l’air de ses volutes herbacées. Lorsque le mélange atteignit la consistance voulue, Oldisia se tourna vers le jeune héros et lui demanda de se déshabiller.
Surpris, Nabùlassar obéit, un rien intimidé. Il s’attendait à ressentir une fraîcheur désagréable, mais ce fut une chaleur vive qui l’envahit dès les premiers contacts. Le mélange végétal semblait éveiller ses sens autant que les apaiser. Le parfum des plantes se mêlait à celui, plus subtil, des cheveux de la druidesse, qui penchait son visage près du sien en murmurant des incantations en vieil Alfide. Lorsqu’il sentit ses mains glisser lentement sur son corps pour y étaler la Paňgyma, Nabùlassar ferma les yeux. Une langueur étrange s’empara de lui, comme un abandon aux forces anciennes. Dans le silence des arbres, il se laissa envahir par une volupté paisible, presque sacrée.
Une fois terminé, Oldisia le scruta calmement. Un détail retint son attention : comme tous les Alfides, Nabùlassar avait de longs cheveux épais. Un léger frisson d’inquiétude effleura son esprit. Elle savait que cette épaisse chevelure risquait de devenir un refuge pour les sangsues. Alors, sans la moindre hésitation, elle saisit un couteau et, malgré la réticence du héros, lui coupa les cheveux. Il n’avait guère le choix s’il voulait garder une chance de vaincre Loumaïa. Une fois la coupe achevée, la druidesse fut enfin convaincue : Nabùlassar était prêt.
Nu, le corps enduit de Paňgyma et affublé d’une coupe de cheveux inédite, le héros pénétra dans l’Eňdoléta. Heureusement, il avait pris soin de conseiller à ses semblables de ne pas s’y aventurer, officiellement pour les protéger, officieusement pour préserver sa dignité. Arrivé aux marais, Loumaïa, sans surprise, l’avait senti venir. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas goûté à un Alfide. Les moutons et les Humains avaient bon goût, certes, mais ne suffisaient pas à la rassasier.
Cependant, elle resta prudente : son visiteur n’avait pas l’odeur habituelle de ses victimes. Il avait l’apparence d’un Alfide, certes, mais quelque chose clochait. Pourtant, l’envie prit le dessus sur la méfiance. Elle le charma, comme à son habitude. Nabùlassar comprit immédiatement qu’il faisait face à Loumaïa. Il ne perdit pas de temps et l’enlaça, comptant sur l’efficacité du Paňgyma et pour ne pas devenir à son tour un festin.
Loumaïa fut surprise. Ses proies hésitaient toujours un peu avant de céder. Elle n’était pas une ensorceleuse, c’était sa lucidité sur la naïveté des autres qui lui permettait de manipuler. Cette fois, son "invité" se montrait trop empressé. Intriguée mais alléchée, elle resserra son étreinte, sentant la proie se détendre. Elle fondit alors en milliers de sangsues, qui se jetèrent sur le corps du héros.
Mais l’armure végétale s’avéra redoutablement efficace. Dans des cris stridents, les sangsues tombèrent au sol, incapables de pénétrer la protection. Elles tentèrent de se rassembler pour reformer la créature, mais Loumaïa ne parvint à reprendre qu’une forme flasque et visqueuse, avant de fondre et de se répandre sur le sol. Elle venait d’être vaincue. Le poison du Paňgyma l’avait détruite.
Plus tard, à la mort de l’empereur Solinas, le concile des Cent décida d’élire Nabùlassar comme nouveau dirigeant de l’empire et de l’installer à Aleňdovar afin de l’honorer pour son héroïsme et sa ruse contre Loumaïa. Il fallait un empereur rationnel et réfléchi pour affronter cette nouvelle ère qui se profilait, et le héros buconien incarnait parfaitement ces qualités.
Une fois sur le trône, il proposa à Oldisia de devenir son intendante. Celle-ci refusa poliment. Toutefois, elle accepta de le suivre à Aleňdovar, à condition de pouvoir vivre dans la forêt d’Eňdozorna, aux abords de la capitale. Elle sentait que la forêt était toujours blessée dans sa chair et son âme par la construction du palais impérial, et il fallait apaiser sa colère et sécher ses larmes.
*
Nabùlassar était très contrarié par le récit de Hirnouk. Il pensait que le Taɍâşùl pouvait vivre en paix, durablement. Mais ce nouvel ennemi semblait redoutable, et surtout, il ébranlait les fondements mêmes du savoir alfide. Jusqu’à présent, tous les membres de son espèce se croyaient dotés d’une existence divine et d’un savoir incommensurable. Voilà que ces certitudes vacillaient. L’Ederşùl était-il donc le nouveau centre du monde ? Cela en prenait l’allure, puisque de ce lieu mystérieux semblaient converger deux mondes diamétralement opposés.
- La nature nous met à l’épreuve, lança Oldisia.
La druidesse se tenait déjà aux côtés de l’empereur à l’arrivée de Hirnouk. Ou plutôt, elle savait qu’il viendrait.
- Autrefois, tous les Alfides savaient parler avec la nature, reprit-elle. Mais notre espèce s’est embourbée dans un savoir qu’elle croyait acquis, alors qu’il se disloquait lentement. Heureusement, il reste les druides. Eux seuls peuvent encore lui parler.
- Notre régression est-elle si grave ?
- Profaner son sanctuaire a été notre pire erreur. À présent, la nature se sent comme une amante balafrée par son bien-aimé. Et pour se venger, elle nous met à l’épreuve. Tout sacrilège appelle une sentence.
- La nature veut nous éradiquer pour avoir construit Aleňdovar ?
- Son courroux sera à la hauteur de sa colère : dense et intense.
- Mais selon ce jeune homme, les Draugors sont destructeurs, et profondément mauvais. Pourquoi les aurait-elle envoyés ?
- Elle ne les a pas envoyés pour nous tuer. Elle les a laissés entrer. C’est une nuance subtile, mais essentielle. Laisser entrer de telles abominations est le signe de l’aveuglement que cause la douleur. Il nous faut empêcher que la folie de la haine ne s’empare d’elle.
- Oldisia, cela fait deux siècles que nous avons bâti Aleňdovar. Je suis déjà le troisième empereur. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Cela n’a pas de sens.
- Les Draugors n’ont pas la même perception du temps que nous. Leur mémoire, comme leur existence, se rapproche de celle de la nature. Ils n’agissent pas au jour le jour. Ils engrangent des souvenirs qu’ils transmettent à leurs successeurs, qui les transmettent à leur tour à leurs successeurs. Les Draugors ne vivent pas comme des individus, mais comme une communauté, une ruche si tu préfères. Ils sont patients. Très patients. Et quand le moment est propice, ils agissent.
- Tu en sais beaucoup sur eux, alors que nous venons à peine de découvrir leur existence.
- Je te l’ai dit, Nabùlassar. Aujourd’hui, seuls les druides savent dialoguer avec la nature. C’est ainsi que j’ai su comment vaincre Loumaïa. C’est aussi pourquoi j’ai voulu vivre dans la forêt : pour lui parler, connaître ses secrets. Et elle m’a tout révélé.
- Mais puisque nous repoussons les Draugors, la nature nous pardonnera-t-elle nos fautes ? Ou bien considérera-t-elle notre victoire comme un nouveau sacrilège ?
- Elle n’interviendra pas. Elle nous laissera faire, comme elle les laissera faire. Elle se moque de notre sort. Son mépris est le châtiment qu’elle nous a réservé.
Nabùlassar comprit alors que son véritable ennemi n’était pas les Draugors, mais bien la nature elle-même. Une ennemie qu’il ne pouvait ni tuer, ni vaincre. Une ennemie dont les forces vitales maintenaient en vie son peuple, et tout le Taɍâşùl. Il devait l’apaiser, ou bien son peuple, déjà en déclin, risquait de disparaître.
Soudain, une pensée lui traversa l’esprit : et si son élection n’avait rien eu d’un hasard ? Et si son exploit contre Loumaïa n’avait été que le prélude d’un combat bien plus difficile ? Un combat contre une entité immatérielle, blessée dans son âme. Il comprit alors ce qu’il devait faire pour se réconcilier avec cette amante invisible, jadis éprise d’un amour insondable, désormais consumée par le mépris. Il fallait stopper l’hémorragie provoquée par les Draugors et soigner les plaies de la bien-aimée du peuple divin. Il devait faire en sorte que les Alfides se fassent pardonner de leur trahison envers la nature. C’était la dernière entité avec qui ils devaient être en paix.
12
L’armée bormavienne se dirigea en nombre vers le Marmarok, cette grande chaîne de montagnes que les habitants du Taɍâşùl considéraient encore récemment comme le bord du monde. La découverte imminente de nouvelles terres allait bientôt bouleverser la physionomie et surtout la perception de ce monde.
De grands monts enneigés mordaient le ciel de leurs pics acérés. Ces vagues immobiles, éternelles, de roches dressées formaient un mur devant l’alliance inédite qui s’approchait. Zanika avait l’impression de contempler un gigantesque raz de marée minéral, hérissé d’immenses crocs rocailleux, prêt à s’abattre sur ce qu’elle considérait déjà comme l’ancien continent.
Une troupe d’environ un millier d’hommes et de femmes gravissait péniblement la montagne. Ce n’était pas seulement une impressionnante armée : c’était un rassemblement sans précédent. Jamais, de mémoire d’Alfide ou d’Humain, une marche de cette ampleur n’avait été entreprise. Pour la première fois, les deux peuples avançaient côte à côte, unis dans l’effort, liés par une même volonté : franchir ce que l’on appelait autrefois le bord du monde. Jusqu’ici, nul n’avait osé : ni à pied, ni par la mer, ni même par les airs.
Impressionnés mais nullement découragés, les soldats entreprirent l’ascension. Armes au poing, le pas lourd, ils s’attaquaient aux premières pentes, là où la roche friable alternait avec de maigres sentiers qu’on aurait à peine pu qualifier de chemins. Chaque pas arrachait un souffle. Chaque pierre roulait sous leurs semelles fatiguées. Le vent, plus âpre à mesure qu’ils gagnaient en altitude, sifflait entre les pans rocheux. L’angoisse leur rongeait le ventre, mais aucun ne s’arrêtait. Leurs regards, tendus par l’inconnu, brillaient aussi d’une lumière obstinée.
En tête de colonne, les éclaireurs montaient et redescendaient sans relâche, surveillant les abords du sentier, guettant la moindre anomalie dans les plis du relief. Leur mission était de prévenir tout mouvement suspect susceptible de mettre l’expédition en péril. La coopération entre éclaireurs alfides et humains émerveillait Zanika, qui ne s’attendait pas à une coordination aussi fluide entre les deux espèces.
En chemin, ils firent une étrange rencontre. Un cavalier solitaire s’approchait, juché sur une monture tout aussi singulière : un animal au corps massif de cheval, nerveux et musculeux, mais dont la tête, fière et acérée, était celle d’un aigle. De larges ailes, repliées contre ses flancs, battaient l’air d’un souffle lent. Peu de soldats connaissaient ces créatures : c’était un griffon. Et celui qui le montait était un Narlin.
Jolnas en avait entendu parler, dans les récits des Alfides des hautes montagnes. Les Narlins étaient des Humains d’un type à part. Anciens habitants des grottes, ils avaient refusé de vivre à ciel ouvert. Cette existence souterraine les avait rendus plus massifs, plus trapus que leurs cousins des plaines. Leur peau pâle témoignait de leur rare exposition au soleil.
Robustes et velus, ils portaient de longues chevelures épaisses, souvent emmêlées, et des barbes touffues qui accentuaient leur aspect farouche. Leurs vêtements, faits de cuir et de fourrure, provenaient presque toujours d’ours ou de smilodons, leurs principaux prédateurs dans les profondeurs. Mineurs hors pair, ils avaient fondé des cités souterraines réputées pour leur complexité et leurs splendeurs cachées.
Zanika fut plus impressionnée par le curieux animal que par son cavalier.
- C’est une bien belle bête que tu chevauches là, fit-elle remarquer lorsque l’homme fut à sa hauteur.
- Merci, répondit le Narlin d’une voix grave et imposante. Il nous a fallu des siècles pour les dresser. Mais nous y sommes parvenus. Grâce à eux, nous avons survécu dans ces montagnes.
- On en voit peu dans les terres du Taɍâşùl.
- Les griffons ne vivent que dans les montagnes. Ils n’aiment ni les forêts ni les plaines. Et puis, certains d’entre vous ont tendance à traiter de monstre tout ce qui ne leur convient pas.
Zanika fut interloquée. La remarque, qui visait surtout les Alfides, était du genre qu’elle aurait elle-même pu prononcer.
- Tu sembles aimer cet animal.
- Les griffons nous sont vitaux. Ils nous permettent de parcourir de longues distances et de rejoindre rapidement nos grottes quand ces saloperies de Draugors pointent leur nez.
- Tu es bien malin pour un non-Humain.
- Si je suis malin, c’est parce que je suis un Narlin, pas un Humain.
Zanika s’amusa de la réponse. Olmùc, lui, beaucoup moins, à l’image des autres Humains, agacés par la pique.
- Quel est ton nom ? demanda la reine sur un ton enjoué.
- Je me nomme Rođnar. Et je suis le seigneur du Marmarok.
- Seigneur ? Pourtant je ne vois pas de royaume.
- On te dit reine, pourtant je ne vois pas de couronne.
Cette fois, ce fut Olmùc qui esquissa un sourire, tandis que Zanika se renfrogna.
- Tu me connais ? demanda-t-elle, moins cordiale.
- Ta victoire au pied de la montagne a fait du bruit, ironisa Rođnar. Puis j’ai appris ta venue, avec ton armée de pieds nickelés.
Cette fois-ci, Alfides comme Humains se vexèrent de la moquerie. Un drôle de moyen de renforcer les liens entre les peuples. Zanika, elle, ne se démonta pas.
- Tu veux te joindre à nous ? demanda-t-elle.
- Je ne suis pas fou. Je n’ai pas envie de finir en tas d’excréments.
- Dans ce cas, que veux-tu, Rođnar ?
- Juste voir la tête de ceux qui vont mourir.
- Dans ce cas, s’indigna Zanika, laisse-nous passer. Notre temps est précieux.
- S’il l’est, pourquoi courir à votre perte ?
- Parce que la mort se prépare à dévorer la vie.
- Ce n’est pas parce que mes cousins à la pilosité défaillante vous prennent pour des dieux que vous êtes des porteurs d’espoir.
- Tu as du tempérament, Rođnar. Mais cela ne fait pas de toi un rebelle.
- Pourtant, je suis le meilleur rebelle de la région.
- Seigneur de la montagne, meilleur rebelle de la région... Que de présomptueuses autocongratulations ! Et qu’est-ce qui te donne le droit d’être aussi vaniteux ?
- Le fait d’être votre sauveur, répondit Rođnar.
Zanika en resta bouche bée. Rođnar, lui, savourait pleinement son effet.
- Je croyais que tu venais assouvir une curiosité morbide.
- Ce n’est pas parce que j’ai une curiosité morbide que je ne peux pas vous aider.
- Nous aider ?
- Bien sûr. Vous avez une bonne tête. Un peu grosse et pas assez remplie, mais moins déplaisante que la sale gueule puante d’un Draugor. Il serait dommage de voir votre caboche d’ange défigurée par les dents cariées d’une de ces saloperies.
- Ravie que nos têtes te plaisent, surtout si tu nous aides à les garder encore quelque temps entre nos épaules. Mais j’aimerais savoir comment tu comptes t’y prendre.
- Il y a un grand cirque à deux jours d’ici. Et juste derrière, un essaim de Draugors vous attend.
- Comment le sais-tu ?
- Mes guetteurs. Cela fait un moment qu’ils observent cet endroit.
- Curieux qu’ils ne se soient pas fait dévorer.
- Les griffons sont très rapides en montagne. Deux fois plus qu’un cheval ou un mégacerf. Grâce à eux, nous avons de bonnes informations. Et je peux même vous dire qu’elle est là.
- La reine ?
- Ouais. Terzmeŧh. Mes gars ont entendu ses soldats scander son nom. Pour l’instant, elle se terre et pond des lascars, mais bientôt, elle sera prête à se battre avec sa bande de dégénérés.
- Comment le sais-tu ? Tes guetteurs ne peuvent pas s’approcher autant, même à dos de griffon.
- Parce qu’elle envoie ses Draghùls à ta recherche. Mais, pour son malheur, ils ont oublié d’être cons. Ils refusent de trahir les humains, mais ne veulent pas non plus se faire dévorer par cette pondeuse dégénérée. Alors ils viennent nous dire tout ce qu’ils savent, puis se donnent la mort. Je ne sais pas si c’est la bravoure de leur part humaine ou la folie de leur côté Draugor, mais ça nous évite de prendre de douloureuses décisions. Au début, Terzmeŧh se servait d’espions, mais vu qu’ils nous balançaient tout avant de se suicider, elle a fini par abandonner. Depuis, elle se contente de pondre pour vous bouffer.
- Je ne m’attendais pas à voir des êtres aussi lucides.
- Ne sous-estime pas ceux qui te ressemblent.
Zanika encaissa la remarque. Non qu’elle en voulût à Rođnar pour son insolence, il venait peut-être de leur sauver la vie, mais elle comprit que son ignorance lui avait longtemps masqué la richesse du monde. Draghùls, Draugors, Narlins, nouvelles terres... Comment les Alfides, après tant de millénaires à régner sur le Taɍâşùl, avaient-ils pu ignorer tout cela ? L’autarcie et l’orgueil s’étaient transformés en une veulerie fatale. Elle chassa ses pensées et revint à l’essentiel.
- Parle-moi de ces réseaux souterrains qui vous permettent de résister.
- Nous avons développé notre société dans ces galeries depuis la nuit des temps. Elles nous permettent de circuler librement, d’échapper à Terzmeŧh. Les Draugors les connaissent, mais les empruntent peu : ils ne savent pas se battre à l’intérieur.
- Comment ça ?
- Ils se battent en meute, raison pour laquelle ils sont redoutables dehors. Mais dans des galeries étroites, ils sont inefficaces.
- Tu accepterais de me conduire jusqu’à leur repaire ?
- Tu es folle. Je veux bien te renseigner, mais pas t’accompagner dans ton suicide. Je ne veux pas mourir pour de fausses promesses. Ma survie, je la dois à mon absence de conviction. Et je compte bien mourir vieux. Très vieux.
- Tu ne veux pas changer le monde ?
- Il est déjà en train de changer. Et j’ai cru comprendre que ton espèce y est pour quelque chose.
- Pourquoi dis-tu cela ?
- Avant de mourir, les Draghùls disent que les Alfides ont bafoué leur bien-aimé, une trahison qui aurait provoquée l’invasion Draugor sur vos terres.
- Ils parlent sûrement d’Aleňdovar, la cité impériale. Beaucoup d’entre nous ont vu sa construction comme un mauvais présage.
- Puisque tu es au courant, je n’ai plus rien à t’apprendre. Tu peux aller vers ta mort, je me chargerai de te rendre immortelle. Toi et ton armée.
- Que mon combat te permette de vivre dignement, et non de survivre misérablement.
D’un signe de tête, Rođnar et Zanika se saluèrent. Il y avait, dans ce bref échange, du respect et une certaine complicité inattendue.
13
Après une bonne journée de marche, l’armée de Zanika arriva dans un grand cirque naturel. La reine se sentit soudainement oppressée. Elle eut simplement besoin de lever la tête pour comprendre les raisons de son malaise. Elle et sa troupe étaient encerclées par les grandes parois naturelles qui formaient le cirque. Les mégacerfs des Alfides et les chiens des Humains étaient de plus en plus nerveux. Ils sentaient une présence. Devant la nervosité de leurs bêtes et l’angoisse de leur reine, ils comprirent qu’ils étaient épiés. Une présence rôdait tout autour d’eux. Ils se tenaient prêts à affronter cet ennemi invisible qui portait un nom à présent. Rođnar avait raison. Elle était là. La reine des Draugors du Marmarok. La maîtresse des monts sanglants. La vengeresse de l’amante bafouée. Terzmeŧh.
Elle apparut d’on ne sait où, telle une spectre venue troubler un songe. Elle se tenait droite devant eux. Elle était grande, très grande. Une véritable colosse comparée aux autres Draugors qui formaient son armée. Les soldats de la curieuse alliance étaient impressionnés par cette créature dantesque, à la fois envoûtante et sinistre. Zanika ne savait dire si elle était belle ou hideuse, elle était effrayante et séduisante tout à la fois. Il émanait d’elle une sensualité macabre, une invitation au plaisir morbide d’un dégoût libidineux.
Terzmeŧh se planta devant la curieuse alliance, ficha sa lance dans le sol et prononça d’une voix forte et caverneuse une glaçante phrase :
- Armée des ombres, le repas est servi.
Et, sorties des flammes de l’enfer, les hordes du Iadùl montrèrent leurs visages. Le regard frénétique face à de la pitance, gueules béantes prêtes à dévorer les entrailles de l’humanité. Ils ne voulaient pas se rassasier, ils voulaient broyer le monde. Répandre le sang et faire résonner la terreur.
- Misérable Zanika, je suis Terzmeŧh, la reine des terres sanglantes. Abandonnez vos espoirs, car nulle échappatoire pour ceux qui osent me braver.
- Terzmeŧh ! Pourquoi fais-tu cela ? Nous pouvons cohabiter ensemble. Nous pouvons aider ton peuple.
- Comment veux-tu m’aider, petit morceau de viande ? Seule ta chair peut me rassasier. Tu n’es que de la pitance pour les vers, et je viens précipiter ton funeste destin.
- La guerre n’est pas une solution.
- Misérable avortonne, qui te parle de guerre ? C’est de chasse qu’il s’agit. Je ne comprends pas comment la nature a pu doter ta race de crétins d’une longévité aussi grande. Votre intelligence ne dépasse pas d’une once notre cruauté.
- Cesse de nous insulter, méprisable monstre. Nous saurons te vaincre.
- Me vaincre ? Mais avec quoi ? Avec ces cloportes d’Humains ? Ils ne savent que geindre, pleurnicher et trahir. Après tout, ils sont à l’image de leur dieu. Des dieux descendus des cieux pour s’y faire cueillir comme des mouches dans une toile d’araignée.
Zanika comprit qu’il n’y avait aucun espoir d’éviter la confrontation. Elle se retourna vers son armée et se mit à scander :
- Soldats ! Battez-vous pour vos vies ! Battez-vous pour le Taɍâşùl !
Tous se mirent à hurler en brandissant leurs armes. En retour, les Draugors poussèrent de terribles hurlements gutturaux. Ces effroyables rugissements glaçaient le sang des Bormaviens. Mais nul ne céda à la panique. Certains se pissèrent dessus, bien sûr. Mais tous se tenaient droits face aux dents carnassières du destin. La mort, la peur et le néant se trouvaient en face d’eux, incarnés dans Terzmeŧh, la reine des enfers.
Les Draugors fondirent sur l’armée bormavienne. Les soldats de l’alliance sortirent leurs épées. Une pluie de sang se répandit sur le sol. Les crocs de l’horreur déchirèrent la chair des Bormaviens, si faibles mais si braves devant la mort. Personne ne fuyait devant l’abomination. Pétrie de courage, l’armée de Zanika tenait bon devant les monstres.
Furibonde devant le courage de ses ennemis, Terzmeŧh se joignit à la bataille. De son grand cimeterre, elle embrocha tous les soldats venus l’affronter, qu’elle laissa choir avec mépris.
Émue par le sort des pauvres malheureux tombés sous les coups de la reine Draugor, Zanika sortit son épée et se dirigea vers elle.
- Je vais te bouffer, pauvre conne, lança la maudite souveraine.
- Tu ne peux pas vaincre l’espoir, Terzmeŧh.
- Pourtant je te vaincrai, et je te regarderai crever, misérable bout de viande.
- Il faudra d’abord m’affronter.
La reine Alfide et la reine Draugor s’affrontèrent avec vigueur, dans ce déluge de sang et de chair inanimée, sous les clameurs des combattants. Les corps jonchaient le sol. Un Draugor empalait un soldat, un autre arrachait la colonne vertébrale d’une Alfide, un autre buvait le sang de sa victime en levant la tête. L’ardeur de l’armée retomba face à ce déluge de férocité.
Voyant ce carnage, Zanika redoubla de force pour faire tomber Terzmeŧh. Mais celle-ci la toisait avec appétit. Un appétit morbide et sexuel. Elle voulait son corps en elle. La soumettre avant de la dévorer morceau par morceau. La reine bormavienne ne voulut se résigner à perdre. Malgré la fatigue, malgré la tristesse, malgré la mélancolie.
- Rends-toi, misérable charogne ! cria Terzmeŧh. Tes espoirs ont la futilité d’une indigente flamme ballottée par le vent. Ta vie ne vaut rien. Ton existence est inutile. Laisse-moi me repaître de ta chair, de ton sang et de ton esprit pour qu’enfin tu puisses servir à quelque chose dans ta morne existence.
Soudain, Zanika eut comme une illumination :
- J’ai compris. Tout cela n’était qu’un piège. Tu veux me dévorer vivante, c’est ça ? Tu veux mon âme pour t’accaparer mes connaissances ?
- La haine se nourrit de l’expérience de ses vassaux.
- Je ne suis pas ta vassale.
- Ah oui ? Et pourquoi, petite barbaque putride ?
- Parce que l’espoir est la lumière de la vie. Regarde.
Terzmeŧh leva les yeux et vit Rođnar, à dos de griffon, surplomber les rochers du cirque. Il n’était pas seul. Des milliers de Narlins, hommes et femmes, sortirent des cavernes, chevauchant leurs majestueuses montures. La reine Draugor ne put réprimer un rictus de dépit, au contraire de Zanika qui esquissa un sourire de satisfaction.
Au signal de Rođnar, la cavalerie narline fondit sur les Draugors. Ces derniers n’eurent pas le temps de former la phalange que des lances à pointes de silex percutèrent les corps de ces terribles monstres.
- Tu es pétrie d’arrivisme, lança Zanika à Terzmeŧh. Et cet arrivisme va précipiter ta perte.
- Ne sois pas si arrogante, petite sotte, car l’arrogance peut précipiter le trépas.
- Je connais cette phrase.
- Elle a été inscrite dans les mémoires d’Aleňdar, votre noble fossoyeur.
- Nul fossoyeur tant qu’il y aura des justes pour croire en la beauté de ce monde.
- Tu parles de ces avortons ?
- Et toi ? Où sont tes renforts ? Ta race ne vaut pas mieux que la mienne. Personne ne t’aidera. Tu as cru être la plus forte, mais tu n’es que le reflet de nos erreurs.
D’une estocade, Zanika embrocha le ventre de Terzmeŧh. La reine des terres sanglantes s’agenouilla en se tenant le ventre. Après avoir constaté la blessure, elle leva les yeux pour voir la reine bormavienne :
- Aleňdar avait raison, cracha Zanika, l’arrogance précipite le trépas.
Sur ces mots, la souveraine de Bormavie trancha la tête de la reine Draugor. Celle-ci roula sur le sol, affichant un masque de dépit avant d’être écrasée par les puissantes pattes d’un griffon, celui de Rođnar.
Zanika regarda autour d’elle. Sous un soleil éclatant, elle assista à la victoire de son armée. Elle put fermer les yeux et s’agenouiller devant le cadavre sans tête de son ennemie. Elle pleura tandis que les Bormaviens et les Narlins se baignaient dans le sang des démons. Les pleurs se mêlaient aux rires. Le Marmarok était à nouveau libre, et le Taɍâşùl provisoirement sauvé.
Zanika pensa aussitôt : « l’arrogance précipite le trépas. Mais la sagesse anime l’espoir. Et l’espoir éloigne le trépas. »
14
Un mois s’était écoulé lorsque l’empereur Nabùlassar fit enfin son entrée à Ondavàr. Juché sur un grand cervidé de guerre aux bois d’argent, escorté par une garde d’élite et précédé par Hirnouk, il traversa les portes de la cité. Zanika, Jolnas et Olmùc l’attendaient, droits et silencieux. Le protocole resta sobre, et l’instant portait le poids des attentes, la solennité de l’accueil se mêlant au soulagement sincère de voir le pouvoir impérial répondre à l’appel.
Après sa victoire sur les Draugors, la souveraine avait pris soin de sécuriser le Marmarok pour éviter une nouvelle invasion. Elle montra à son monarque les tombes des guerriers tombés dans la forêt. Puis il lui raconta les batailles et les exactions de ce nouvel ennemi. Nabùlassar prit rapidement la menace Draugor au sérieux. Si Ondrej n’avait pas dévoilé les plans de Terzmeŧh et si Rođnar n’était pas intervenu, l’armée de Zanika aurait été taillée en pièces, puis toute la Bormavie et enfin tout le Taɍâşùl.
Nabùlassar confia alors la surveillance du Marmarok aux Narlins. Même s’ils tenaient à leur indépendance, ils étaient suffisamment malins pour prévenir et ainsi éviter toute invasion Draugor dans le Taɍâşùl. Ainsi, Rođnar fut nommé Margrave du Marmarok, et titre qui il permettait d’être enfin reconnu comme seigneur, bien que ce statut demeurât assez particulier puisqu’il signifiait qu’il était chargé de surveiller la zone frontalière entre les deux mondes.
Sur les conseils d’Oldisia, Nabùlassar et Zanika convinrent aussi qu’il fallait renoncer à l’exploration de l’Ederşùl : cela ne ferait qu’attirer les Draugors en terres Alfides. La défaite de Terzmeŧh étant suffisamment dissuasive pour empêcher toute autre intrusion, il valait mieux maintenir l’ennemi à distance. Panser les plaies infligées à la nature pour la construction d’Aleňdovar avait été assez traumatisant. Si les Alfides se mettaient à coloniser l’Ederşùl, alors leur bien-aimée risquait de considérer cette nouvelle intrusion comme un nouveau sacrilège, donc inutile de s’introduire et de bâtir dans un endroit inconnu et dangereux.
Zanika se montra reconnaissante envers Olmùc et de l’aide qu’il avait apportée. Tout comme avec les Narlins, la reine bormavienne avait réalisé qu’elle pouvait s’appuyer sur des alliés fiables, d’où l’importance de renforcer l’administration autour des villages humains et de favoriser leur organisation. Pour cela, il fut convenu avec Nabùlassar de former des Voïvodies, des groupements de villages autour d’une cité centrale chargée de leur protection et de poste d’avant-garde en cas d’attaques extérieures. Car Zanika en était certaine à présent : si les ennemis intérieurs de l’empire avaient été matés, le monde était un grand inconnu susceptible de dissimuler des ennemis insoupçonnés.
Quoi qu’il en soit, si le Marmarok devint le premier Margraviat du Taɍâşùl, de son côté Ondavàr en devint sa première Voïvodie, et de ce fait Olmùc le premier Voïvode, titre sur lequel le chef ondavarois fut très fier de porter.
Le Taɍâşùl allait enfin entrer dans une période faste et prospère, malgré les démons intérieurs qui régnaient dans ses limbes, mais en secret, tous ses habitants espérèrent qu’aucun empereur ni roi, et encore moins un aventurier zélé, ne commette l’erreur de franchir le Marmarok pour satisfaire une curiosité délétère et nocive qui pourrait s’avérer très préjudiciable pour l’empire. Ils avaient échappé au pire, inutile de faire preuve d’arrogance encore une fois, car cela précipiterait leur trépas.
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