lundi 5 mai 2025

Aleňdar, Naissance d’un empire (- 8 000 avant Dracébal)


   

1


  Roi de Saxonie, Agadémas régnait sur un royaume doté d’une situation géographique avantageuse et riche en ressources naturelles grâce à ses lacs et à ses forêts. En outre, le royaume entretenait de bons rapports avec ses chaleureux voisins, et son peuple, composé d’Alfides et de nombreux humains, vouait une fidélité absolue à son monarque, qui siégeait dans la majestueuse cité de Kollnavàr, la capitale saxonienne.

   Âgé d’environ 160 ans, le vieux suzerain était un Alfide plutôt petit et râblé pour un être de son espèce. Érudit et perspicace, il possédait un savoir encyclopédique nourri par une soif insatiable de connaissances. L’histoire de sa civilisation le passionnait plus que tout. À chaque rencontre diplomatique, il n’hésitait pas à étaler sa science sur les fondements mêmes de la société Alfide, et captivait son auditoire en racontant des récits historiques qui suscitaient l’émerveillement. Ce goût pour l’histoire compensait un désintérêt manifeste pour les arts : il demeurait indifférent face à une statue et restait impassible devant une pièce de théâtre, art nouveau dans la civilisation Alfide.

   Beaucoup pensaient que son désintérêt pour la culture, couplé à son érudition historique, avait joué un rôle déterminant dans son élection par les sages de Kollnavàr, il y a une centaine d’années. Être élu roi à soixante ans, un âge relativement jeune pour un Alfide, témoignait de la confiance des grands électeurs dans la longévité et la sagesse de leur monarque.

  Cependant, ce roi, réputé pour sa sagesse et son savoir, nourrissait une obsession : unir tous les royaumes Alfides en une seule nation. Pour lui, il était inconcevable que des peuples partageant la même culture, la même langue et les mêmes institutions vivent dans des royaumes indépendants. Il ne dédaignait pas cette indépendance, lui-même chérissait la sienne, mais il voyait dans l’unité une nécessité pour affronter les défis à venir. Il craignait qu’un jour, les Alfides ne cèdent aux conflits internes, à l’image de leurs rustres cousins, avant qu’ils n’interviennent dans leurs vies. L’expansion des royaumes, qui intégraient un nombre croissant de villages, dont certains étaient peuplés d’Humains, provoquait des tensions. Des querelles émergeaient, principalement autour de l’exploitation des terres ou des ressources. Parfois, même des œuvres d’art devenaient un sujet de discorde entre Alfides. Ces différends, bien que modestes, faisaient naître chez Agadémas une nostalgie d’un temps où les Alfides unissaient leurs forces face aux dangers.

 Durant son siècle de règne, Agadémas s’efforça de trouver un moyen de rassembler les peuples Alfides sous une seule bannière. Un jour, l’idée d’un empire pour fédérer tous les royaumes germa dans son esprit. Il entreprit de rencontrer un par un les autres souverains pour leur exposer son projet. Les négociations furent longues et ardues, car chaque monarque devait consulter ses conseillers et les représentants de son peuple, ce qui allongea davantage le processus.

   Toutefois, l’idée d’un empire fut bien accueillie. Agadémas s’étonna même de voir que les autres monarques pensaient la même chose que lui. Il ne lui restait plus qu’à convaincre une seule souveraine : Ifania de Guelfanie. 


2


Reine de Guelfanie, située au nord de la Saxonie, Ifania avait le même âge qu’Agadémas. C’était une belle Alfide au visage enivrant et au regard captivant. Grande et élancée, sa silhouette imposante et gracieuse renforçait son charisme puissant. Sa voix suave et grave enchantait quiconque conversait avec elle, ajoutant une note de sensualité à son charme naturel. C’était une dame raffinée, véritable esthète, profondément attirée par l’art. À l’opposé de son hôte, l’histoire ne l’enthousiasmait guère. Pour elle, chacun devait pouvoir circuler librement dans le Taɍâşùl. Ses idées progressistes s’harmonisaient avec son goût pour les cultures anciennes, fusionnant modernité et tradition. Élue reine à l’âge de cent dix ans, elle incarnait une conception du pouvoir radicalement différente. Loin de se soucier de l’histoire de son peuple, elle se passionnait pour les créations artistiques, non pour sublimer les Alfides, mais pour savourer le travail d’interprétation des artistes. Véritable épicurienne, Ifania se détournait profondément de la politique. Bien qu’elle fût reine, elle estimait que son autorité se limitait à la Guelfanie et que ses relations avec les autres monarques se résumaient à de frivoles échanges courtois.

    Un soir d’automne du 8ème millénaire avant Dracébal, Agadémas invita Ifania pour parler de relations commerciales et de l’aménagement des routes. Depuis plusieurs siècles, la situation s’était apaisée dans le Taɍâşùl, et les Alfides circulaient plus facilement entre les royaumes, une circulation facilitée par la mise en place de chemins en terre soigneusement aplanis. Toutefois, même si la situation s’était grandement améliorée, la monarque Guelfanienne était tout de même escortée par un grand et costaud Alfide dont le visage était dissimulé sous son casque corinthien qui ne laissait apparaître que ses yeux. Agadémas soupçonnait ce colossal garde du corps dévoué d’être un des amants réguliers de son invitée. Il ne jugeait pas cette relation, c’était même normal puisque la notion de couple n’existait pas dans son espèce, mais cela l’étonnait, car elle n’avait aucun intérêt à dissimuler l’identité de son galant. D’autant plus que celui-ci restait debout, planté comme un piquet derrière sa suzeraine, les bras croisés derrière le dos. Ce n’était ni une position de défense, ni une position de repos, il était juste présent, comme si Ifania voulait montrer à son hôte qu’elle n’était pas seule, mesure inutile puisque les Alfides ne s’étaient jamais montrés belliqueux entre eux.     

     Sous le regard imperturbable du garde du corps, les deux monarques dînèrent dans le salon du château. La pièce respirait une certaine élégance majestueuse propre aux royaumes Alfides. Les murs étaient ornés de fresques délicates et de statues imposantes représentant des scènes intemporelles des héros d’antan. Le plafond, haut et majestueux, était soutenu par des colonnes de marbre blanc aux chapiteaux corinthiens finement sculptés, qui s’élevaient avec une légèreté imposante. Sur le sol marbré, des motifs géométriques et floraux raffinés évoquaient l'harmonie avec la nature et la perfection Alfide. Au centre, près d’une grande cheminée, un mobilier somptueux dominait la pièce. Des fauteuils en bois d'acajou, aux coussins garnis de velours épais, invitaient à la contemplation et à la discussion. Les formes des meubles étaient à la fois simples et épurées, avec des accoudoirs fins et des pieds légèrement incurvés.
   Une grande table en marbre, dotée de pieds finement décorés, était disposée dans la pièce, surmontée de vases en céramique ou de coupes en bronze, où de petites fleurs fraîches apportaient une touche de couleur et de vie. La lumière, douce et tamisée, pénétrait par de grandes fenêtres drapées de rideaux de lin léger, d’un blanc éclatant, laissant échapper les rayons du soleil pour caresser les surfaces polies et mettre en valeur la noblesse des matériaux.
Un air de calme régnait dans la pièce, tel un sanctuaire où l’on venait à la fois réfléchir et se ressourcer, dans un lieu où le passé imprégnait chaque élément décoratif. Un lieu qui reflétait l’état d’esprit d’Agadémas et de ses prédécesseurs. 
    Le repas fut agréable et animé. Les jeunes serviteurs, des adolescents d’une trentaine d’années, étaient à la fois consciencieux et discrets, au grand plaisir des deux souverains. Ils leur apportèrent une abondance de fruits, de légumes, de salade et de fromage. Un repas entièrement végétarien, qui ravit particulièrement Ifania. L’idée de manger des animaux répugnait à la Guelfanienne, qui évitait de consommer de la viande, comme la plupart des Alfides. 
   Une fois le repas terminé et les tractations achevées, Agadémas invita Ifania à s’asseoir sur l’un des fauteuils en acajou situés en face de la cheminée, où l’on avait allumé un feu. Une délicate attention qui ravit Ifania, tant les soirs d’automne s’avéraient frais. Un ravissement qui réjouit Agadémas. La chaleur d’un feu de cheminée rendait toujours toute visite diplomatique plus cordiale.

     Le garde du corps Guelfanien n’avait toujours pas quitté sa reine. Il restait là, derrière elle, toujours planté droit comme un piquet, les mains derrière le dos. Un zèle qui rendait le roi de Saxonie assez perplexe.

     Ifania ne prêta guère attention à la situation, qui était tout à fait normale pour elle, et ouvrit la discussion sur son sujet favori : l’art.

     - L’autre soir, il y avait des saltimbanques venus d’Olimbarie. Ils ont joué une pièce de théâtre fabuleuse.

     - Je n’aime pas trop le théâtre, fit le roi avec courtoisie.

     - Tu as tort, mon cher Agadémas. C’est un art très noble et très vivant.

     - Sûrement. Ils ont joué quoi ?

     - Alcidias, le premier héros.

     - C’est un devenu un grand classique.

     - Tu connais ? Moi qui pensais que tu ne t’intéressais pas à l’art.         

     - L’art fait partie de la tradition Alfide. Déjà qu’il y a des statues partout, je dois faire avec cet art nouveau qu’est le théâtre. Sachant qu’il s’agissait du premier véritable héros de notre espèce, je me suis intéressé à cette pièce Olimbarienne. Et j’avoue ne pas avoir été très enjoué devant le résultat.

     Ifania sourit au suzerain Saxonien et enchaina :

     - Je trouve que ce nouvel art est magique. Certainement parce qu’il est vivant. Aucun rapport avec la sculpture. Pourtant, j’aime beaucoup les statues, elles rendent honneur à nos héros, mais ça manque d’épique. C’est devenu très vieillot. Alors que le théâtre, on peut assister à des exploits héroïques, vivre le moment, l’instant. Tu comprends ?

     - Je préfère lire. Dommage qu’il n’y ait point d’image pour illustrer les propos de l’auteur.

     - Tu voudrais que l’on mette des statuettes dans ta lecture ? ironisa Ifania.

     Agadémas se dérida et tous deux se mirent à rire sous le regard impassible du garde du corps de la reine. Manifestement, même ce trait d’humour ne le distrayait pas.

     - Non, bien sûr, enchaîna Agadémas, plus détendu. Tu sais, je ne suis pas un esthète comme toi. J’aime les livres parce qu’ils parlent de notre histoire dans les moindres détails. Mais le reste ne me touche guère. À la rigueur, j’aime bien la peinture parce que c’est l’art qui se rapproche le plus de la littérature.

     - La peinture est un art d’Humain, répliqua Ifania. Un art désuet qui périclite d’ailleurs.

     - Pourquoi il périclite ? s’étonna Agadémas.

     - Lorsqu’ils vivaient dans les grottes, les Humains peignaient beaucoup. Ce sont certains de mes héros qui me l’ont rapporté. Mais c’est un art qu’ils ont perdu lorsqu’ils sont sortis de leurs trous. Et c’est normal, où veux-tu qu’ils peignent en dehors des rochers ?

     - Ne sous-estime pas les Humains, Ifania. Nous avons les mêmes gènes. Nos deux espèces descendent des Grands Géants. La différence entre nos deux espèces, c’est notre habitat naturel. Eux ont préféré les grottes, parce qu’ils s’y sentaient en sécurité, tandis que nous, nous avons opté pour les arbres, parce que nous voulions rester en contact avec la nature.

     - Je ne nie pas notre parenté avec les Humains, Agadémas, et encore moins leur potentiel. Seulement, regarde. En deux mille ans, nous avons fait des progrès considérables en termes d’architecture, de société, d’art, d’agriculture, et plein d’autres choses encore. Rien que le fait d’être descendus des arbres pour fabriquer des villes en bois, puis en argile, montre que nous sommes une espèce en perpétuel développement. À présent, nous vivons dans de majestueuses cités fortifiées, construites avec de la pierre et du mortier. Des cités qui sont reliées entre elles par des routes de terre que nous avons pris soin d’aplanir. Raison pour laquelle j’ai pu vous rendre visite si facilement. Et raison pour laquelle cette troupe Olimbarienne a pu venir jusque dans ma belle cité de Viňdavàr pour jouer. Pendant ce temps, les Humains vivent encore dans des maisons en bois et accumulent les retards technologiques. Alors oui, ils commencent à faire des briques d’argile, procédé que nous maîtrisons depuis un millier d’années. Mais ils sont tellement sous-développés. Tellement sous-développés que nous administrons et protégeons leurs villages.

     -  Ifania, ne néglige pas les Humains. Ils apprennent vite. Regarde comme ils maîtrisent la terre à présent, et l’élevage. Et en termes de vocabulaire, ils commencent à créer leurs propres mots.

     - Lesquels ?

     - Dieux et démons.

     - Oui, j’ai appris qu’ils nous prenaient pour des dieux. Ce qui est ridicule.

     Agadémas marqua une pause et laissa son regard se perdre dans les flammes dansantes. Il y voyait des feux-follets facétieux, métamorphosés en démons malfaisants tourmentant de pauvres voyageurs perdus, symbolisés par les bûches que le feu dévorait lentement.

     - Donner un nom aux monstres qui nous tourmentent est loin d’être ridicule, expliqua Agadémas. Ce Cobraléo dans la pièce qu’ils ont jouée devant nous est l’illustration même du démon chez les Humains. Et si, depuis cette histoire, ces derniers appellent les monstres « démons », à l’inverse, ils nous appellent « dieux ». Ces deux termes ont radicalement modifié nos relations avec eux, et, par extension, la surface du Taɍâşùl. Il y a toujours du danger, et pourtant nous avons progressé dans la technologie. Et c’est là que j’ai un problème. Comme je te l’ai dit, j’ai vu cette pièce moi aussi. Plusieurs fois même. C’est un grand classique qui se joue à chaque anniversaire de la victoire d’Alcidias sur Cobraléo. Je suis même étonné que tu ne la découvres que maintenant. Mais ce n’est pas le sujet. Le sujet est que plus je regarde cette pièce, et plus je me pose des questions sur l’histoire Olimbarienne.

     - Tu remettrais en cause la véracité de l’histoire ?

     - La pièce sur Alcidias ne fait aucunement mention d’Humains, Ifania. Enfin si, il y a ceux qui sont venus lui demander de l’aide. C’est tout. Et encore, ils sont représentés comme de simples victimes, n’ayant qu’une place minime dans l’histoire. On ne les voit qu’au début et à la fin : « Veuillez nous aider », puis « Merci, désormais on va pouvoir vous appeler dieux et les monstres, démons. Allez, au revoir. » Voilà, c’est à peu près tout. C’est bien peu d’information. Pourtant, certains textes mentionnent la présence d’Humains aux côtés du héros primordial. Il y en avait même plus au départ, si l’on en croit certains écrits, mais beaucoup ont été tués. Avoue que ça ne correspond pas vraiment à ce que raconte la pièce.

     - Oui. Peut-être. Qu’est-ce que ça change ? C’est Alcidias qui est mis à l’honneur. Il a tué Cobraléo, non ? Avec ou sans leur aide il reste le héros primordial. Et puis, on ne va pas demander à des Humains de jouer au théâtre. Ce serait grotesque.

     - Certes. Et c’est bien le problème de l’art, Ifania. C’est beau, ça apporte des émotions, de la réflexion aussi, mais pas de vérité. Parfois, même, cela la transforme. Je ne sais pas si Alcidias était seul ou non ce jour-là, et cela me dérange, car une histoire flatteuse peut rapidement devenir une légende calamiteuse. Si les Humains ont décidé de nous diviniser et de diaboliser les monstres, cela veut dire qu’ils cherchent à mieux appréhender la vie, à donner un but à leur existence. Mais toute polarité s’inverse, et ceux qui furent des dieux finiront au bûcher, tandis que ceux qui furent des démons accéderont au panthéon. Ils l’ont bien fait par le passé ; qu’est-ce qui les empêcherait de renverser à nouveau cette polarisation divine ?

     Cette question troubla Ifania. Elle détourna son visage du regard d’Agadémas et chercha instinctivement les yeux de son garde du corps, espérant y trouver une forme de soutien. Mais, malgré l’intensité de son regard, l’homme ne bougea pas d’un pouce. Ses yeux, fixes et implacables, restaient rivés sur sa reine, comme un pilier de marbre figé dans l’éternité. Déconcertée, la Guelfanienne tourna la tête vers le feu, un silence lourd s'installant entre eux. Après un moment d’hésitation, elle finit par demander d’une voix circonspecte :

     - Où veux-tu en venir Agadémas ?

     Le roi Saxonien ne put réprimer un rictus. Il sentait que le moment était venu de se dévoiler à son invitée. Après tout, il avait prétexté un accord commercial pour l'inciter à entreprendre ce long voyage. Autant être honnête à présent, et tout lui avouer :

     - Je pense qu’il est temps de faire évoluer notre société, Ifania. Nous entrons dans une période de prospérité. Le commerce va bien, notre civilisation se modernise. Nous avons des héros, des artistes, des cités que l’on administre. Seulement, si le nombre de démons et de prédateurs est en nette diminution, les Humains, eux, prolifèrent. Et surtout, ils se modernisent. Doucement, c’est vrai, mais ils se modernisent sûrement. Jusqu’à présent, il y avait de nombreuses cités Alfides qui géraient une multitude de bourgs humains. Mais ces derniers commencent à bâtir leurs propres cités en s’inspirant des nôtres, ce qui pourrait bien menacer notre prospérité. Et quand cette prospérité viendra à s’effondrer, que restera-t-il ?

     - Je ne sais pas. A toi de me le dire mon cher ami.

     - Nous basculerons dans de nouveaux jours obscurs. Nous basculerons dans la guerre. Certes, la plupart des Humains nous vénèrent comme des dieux, mais certains préfèrent encore s'en remettre aux démons. Comme je te l'ai dit, une polarité peut s'inverser.

     - Agadémas, tes peurs sont légitimes, mais infondées. Cela fait des siècles, voire des millénaires que chaque royaume règle ses conflits. C’est la vocation même d’un royaume, d’empêcher la guerre. Et pour éviter les belligérances, chaque royaume a assimilé des Humains en son sein. D’où l’existence des bourgs. Oui, quelques-unes de leurs villes font référence à notre peuple, mais c’est davantage pour honorer un héros qui les a secourus que par égocentrisme. D’ailleurs, elles sont loin d’être aussi efficaces en termes de défense et d’hygiène que les nôtres. Aussi légitimes soient-elles, tes craintes ne doivent pas te faire oublier notre ascendant sur les Humains.

     - Je ne nie pas notre suprématie, Ifania. Comme tu ne dois pas nier le fait d’avoir la nature comme atout de taille et alliée fidèle. Grâce à elle, nous communiquons entre nous, mais aussi avec les autres espèces, animales et végétales. Seulement, il nous manque une certaine cohésion. Certes, nous sommes en paix, nous sommes alliés, mais pour combien de temps ? Je sais que les Alfides ne sont pas belliqueux entre eux, mais il n’en reste pas moins que notre indépendance nous affaiblit face aux défis qui attendent notre espèce.

     - Et comment veux-tu surmonter les défis qui attendent notre espèce ?

     - Il nous faudrait une personne pour régenter tout ça.

     Ifania dévisagea une nouvelle fois son garde du corps. En apparence, celui-ci restait impassible, mais Agadémas se doutait bien qu’il était attentif à la discussion et qu’Ifania cherchait des réponses dans son regard. Lorsque cette dernière fixa son hôte, elle parla doucement, en détachant chaque syllabe :

   - Régenter le Taɍâşùl ? Mais Agadémas, la société à laquelle tu songes s’appelle un empire. Créer un empire est contraire à nos principes, car cela mettrait fin à l’indépendance des cent royaumes.

     - Et pourtant, il est temps de fonder un empire pour diriger ce monde.

     - Qui voudrais-tu mettre comme empereur ? Un roi ? Cette idée est saugrenue, car elle ne ferait qu’accélérer cette guerre que tu redoutes tant. Et la tenue d’un scrutin promet d’être périlleuse. Si l’élection d’un roi est plutôt simple et rarement source de conflit, l’élection d’un empereur risquerait de mettre en péril l’équilibre fragile de notre monde.

     - Pas forcément. J’entends tes craintes, et je dois reconnaître qu’elles sont légitimes. En fait, la construction de cet empire doit se faire en deux étapes. D’abord trouver un lieu, ensuite trouver un candidat.

     - Trouver un lieu pour bâtir ta capitale est tout aussi problématique que trouver un empereur. Je suppose que tu en as un en tête ?

     - Le Stùbareš, le massif montagneux qui surplombe l’épaisse forêt qui forme la frontière entre nos deux royaumes. C’est une région très boisée, avec de hautes collines rocheuses. L’endroit idéal pour implanter une capitale imprenable et resplendissante, à l’image de notre race divine.

     - Mais c’est une région infestée de Garouls, Agadémas.

     - D’où le choix du candidat.

     - Tu veux que les cent rois s’entretuent au milieu des Garouls ? C’est une solution pour le moins particulière pour éviter une guerre civile.

     Agadémas lança un sourire malicieux à son interlocutrice avant de continuer :

     - Le choix de l’emplacement de la capitale n’est pas le plus compliqué à déterminer, nous sommes d’accord ?

     - Oui. C’est central, je le reconnais. Tous les druides s’accordent même à dire que c’est l’axe du Taɍâşùl. Mais les Garouls ?

     - Ils vont nous permettre de trouver un empereur. Tous les autres rois sont d’accord pour que les futurs candidats ne soient pas des souverains déjà en place pour éviter les conflits d’intérêts.

     - Houlà, Agadémas ! De quoi me parles-tu ?

     - Eh bien, des autres rois.

     - Tu as rencontré les autres rois sans m’en parler ?

     - Pas précisément. J’en ai vu quelques-uns qui en ont parlé à d’autres, et ainsi de suite.

     - Tu te rends compte que tu aurais pu déclencher un conflit très grave ? Tu crains qu’une guerre éclate et tu fais tout pour la provoquer. Quelque chose ne va pas, tu ne penses pas ?

     - Je comprends ton agacement, mais ne t’énerve pas Ifania. A vrai dire, cette idée m’a un peu échappé et je me suis laissé déborder. De nombreux rois veulent cette unité.

     - Comment se fait-il que je sois la dernière au courant, alors que nos pays sont voisins ? Sans compter que la forêt d’Eňdozorna, où se trouve le Stùbareš, s’étend au sud de mon territoire pour former une frontière avec le tien.

     - Je te l’ai dit. Je me suis fait dépasser par les événements. J’en ai parlé à quelques rois, qui en ont parlé à d’autres, et ainsi de suite.

     - Ton idée a fait l’effet d’une belle boule de neige.

     - Oui, je le reconnais. En quelques mois, tous les monarques étaient au courant, sauf toi. Raison de ta venue ici.

     - Moi qui pensais que c’était pour un repas romantique.

     - Je préfère parler politique, c’est plus pragmatique.

     - Comme tu veux. Comment vas-tu choisir ton empereur ?

     - J’y arrive. Nous sommes d’accord que nommer un roi n’est pas une bonne idée.

     - Nous sommes d’accord.

     - Et les autres rois sont de notre avis aussi.

     - Me voilà pantoise devant cette rassurante impasse.

     - Dans ce cas, il ne reste plus qu’une solution : celle de nommer l’empereur parmi des héros qui se sont distingués par des exploits chevaleresques par l’intermédiaire d’un concile royal qui se réunira pour choisir l’Alfide le plus méritant, sans distinction de sexe ou d’âge.

     - Je dois reconnaitre que cette idée de choisir l’empereur parmi les héros est très judicieuse.

     - Même si tu me vois heureux de constater que cette suggestion te plaise, j’aimerais quand même en connaître les raisons.

     - Je vais être honnête. Contrairement aux rois, les héros jouissent du statut de dieux auprès des Humains, ce qui garantit des vassaux dévoués et dociles au service de la monarchie Alfide.

     - Je comprends ton raisonnement, Ifania. Et à vrai dire, les autres suzerains pensent la même chose. Il existe un lien très particulier entre les Humains et les héros. Mais ne crois pas que mon idée d’empire ait pour but de les asservir.

    - Je ne crois rien. Je t’écoute. Et hormis leur aura de héros, quelles autres qualités doivent-ils posséder ? Parce qu’à ce stade, tu glorifies essentiellement le culte de la personnalité.

     - Outre leurs exploits, les candidats doivent être intrépides, intègres et capables de discernement. Ainsi, les rois désigneront le futur empereur parmi les différents candidats, et le lauréat fera serment de servir sa nation, non seulement devant le concile des cent, mais aussi sur le Törtelny.

     - Je ne comprends pas le rapport avec le Törtelny, s’indigna Ifania. Il est le livre sacré de notre peuple, c’est dans ses pages que sont retranscrites la mémoire et l’histoire de nos ancêtres. Ce n’est pas un livre de droit.

     - Certes, mais il est non seulement le recueil des mémoires de notre peuple, mais il est aussi le garant de notre morale, et surtout, il est porteur d’inspiration.

     - Laisse-moi deviner. C’est en lisant le Törtelny que cette idée d’empire t’est venue à l’esprit.

     - Oui.

     - Et tout ton stratagème pour fonder un empire est à l’intérieur ?

     - Oui. Ce n’était pas spécifié de la manière dont je te l’ai expliqué, mais tous les détails y sont. Il m’a fallu chercher et fouiller dans ce livre, et dans bien d’autres, pour les retrouver.

     - Je vois. Et ton empereur règnera combien de temps ?

     - Une fois en place, l’empereur perdra l’usage de son trône uniquement à sa mort ou en cas d’abdication. Ensuite, un concile royal se réunira pour choisir un successeur parmi les héros de son époque. Vu la longévité de notre espèce, un règne impérial pourrait durer bien plus d’un siècle.

     - Ce mode de désignation concernera les futurs empereurs. Ce sera aux autres rois de décider de la suite. Nous, on sera déjà retournés dans les bras de mère nature lorsqu’un nouvel empereur siègera sur le Taɍâşùl.

     - Il est important de fixer cette règle dès à présent.

     - Certes. Et je pense que les autres monarques ont approuvé à l’unanimité.

     - Oui.

     - Alors, je n’ai pas à me prononcer. De toute façon, il semblerait que mon avis n’ait aucune importance, puisque je suis la dernière au courant. En revanche, je veux savoir comment tu vas désigner le premier empereur, et surtout comment tu comptes te débarrasser des Garouls ?

     - Pour désigner cet empereur, l’idée serait de décerner le trône au premier héros qui parviendra au sommet du Stùbareš et à y planter sa bannière.

     - Et pour cela, chaque roi doit se choisir un champion reconnu pour ses actes héroïques ?

     - Tout à fait. Une centaine de héros et d’héroïnes se présenteront devant le concile royal, partiront déloger les terribles Garouls qui peuplent la forêt, grimperont jusqu’au sommet du puy, et poseront les premières pierres du futur palais, une fois que le vainqueur y aura planté sa bannière.

     Ifania détourna son regard pour le poser sur les flammes crépitant dans la cheminée. Ses yeux fixés sur cette danse chaleureuse, elle réfléchit un instant avant de demander, d'un ton circonspect :

     - Cela me semble pas mal comme plan, mais tu ne crains pas qu’il y ait des morts ?

     - Il y en aura certainement.

     - Cela me gêne un peu, Agadémas. Des morts inutiles pour un jeu de pouvoir, alors que notre espèce n’est pas très féconde… Je ne sais pas si c’est très judicieux.

     - Tu préfères y envoyer des Humains ?

     - Non, bien sûr que non, ils s’arrogeraient tout le mérite.

     - Tu leur reconnais de la malice ?

     - Du machiavélisme. Mais ne changeons pas de sujet, veux-tu ? Je n’aime pas trop cette idée de sacrifier une centaine de nos héros pour une glorieuse utopie.

     - Ce n’est pas un sacrifice Ifania. C’est un mérite.

     - Appelle cela comme tu veux.

     - Toi-même, tu parlais de société nouvelle, de mettre fin à ce monde désuet.

     - Je parlais seulement d’art, Agadémas, pas de vie.

     - L’art et la vie sont liés. L’art reproduit la vie. N’est-ce pas le but du théâtre ? De la sculpture ? De la peinture ?

     - Oui peut-être.

     - Prenons le théâtre par exemple. Ifania, tu es d’accord que les acteurs sont sur scène ce qu’ils sont dans la vie ? Chaque acteur est choisi pour le personnage qu’il doit incarner. Certes, un comédien qui prête ses traits à un despote n’en est pas forcément un dans la vie, tout comme un comédien qui interprète un héros peut s’avérer être un couard dans la vie. Oui, ces comédiens jouent un personnage, mais ils jouent sincèrement. Ils adoptent le système de pensé de leur personnage, la démarche, la voix, ils s’impliquent dans leurs émotions. Pour que leur interprétation aboutisse ils doivent faire des concessions, comme un héros qui se voit attribuer une quête. Et tu sais pourquoi ? Parce comédien et héros aiment être applaudis. Parce que comédien et héros aiment être vus, connus et reconnus. Parce que comédien et héros sont prêts à tous les sacrifices pour obtenir la consécration. L’égocentrisme de l’artiste contribue à faire évoluer l’art. L’égocentrisme du héros contribue à faire évoluer la société. Puisque l’art contribue à l’évolution de la société, alors l’artiste est lui aussi un héros. L’altruisme de leur généreuse mégalomanie contribue à faire évoluer les mœurs. En somme, si l’art et la société évoluent, alors nous devons faire évoluer nos mœurs et nos habitudes. Qu’importent les sacrifices. Sacrifices que consent un comédien. Sacrifices que consent un héros. Sacrifices que consentent les Alfides.

     - De quels sacrifices parles-tu ?

     - L’absence de famille. Tout comme moi, tu as des enfants, et tout comme moi, tu ne sais pas qui ils sont, ni où ils sont. Cela ne te manque pas ?

     - Pas du tout. Notre espèce veut que nous reniions nos enfants pour le bien de notre civilisation. Ce qui est déjà un sacrifice. 

     - C’est drôle, tu me dis que ce n’est pas un sacrifice mais un mérite, et pourtant, tu as répété plusieurs fois ce terme depuis le début de notre conversation.

     - C’est vrai. Mais la notion de sacrifice n’est pas forcément péjorative. Quel que soit son mode de fonctionnement, une société doit procéder à des renoncements. Nous aurions pu rester dans nos arbres, il y a des milliers d’années, et pourtant nous avons fait le choix d’en descendre pour créer des cités, occuper tout l’espace terrestre, développer l’art aussi. Pourtant, cette vie arboricole nous mettait en sécurité, et nous fournissait déjà tout notre confort.

     - Tu es donc d’accord qu’il faut faire des sacrifices sociétaux pour améliorer notre société, Ifania ? Descendre des arbres pour bâtir des cités était une étape, fonder un empire pour fédérer tous les royaumes en est une autre.

     La souveraine Guelfanienne ne put que reconnaître la justesse du point de vue de son interlocuteur. Elle détourna ses yeux d’Agadémas pour dissimuler l’effet qu’il avait produit sur elle, tout en évitant le regard de son garde du corps afin de masquer son incertitude. Après un soupir d’exaspération, elle se tourna vers le roi Saxonien.

     - Dans combien de temps tu veux lancer ton épreuve ?

     - Le plus tôt possible. J’aimerais bien que ce soit dans dix jours.

     - C’est très rapide, en effet. Heureusement que je me suis préparée à cela.

     Agadémas ne put dissimuler sa surprise. Il croyait avoir le dessus, mais il venait de se rendre compte que son interlocutrice avait parfaitement anticipé son coup :

     - Comment ça ?

     - Agadémas, tu me crois naïve ? Évidemment que j’ai été informée de tes manigances. Tu penses qu’une nouvelle de ce genre reste secrète longtemps ? Notre peuple vit en parfaite harmonie avec la terre nourricière et sa complice, la nature. Un oiseau, un papillon, une brise… tout suffit pour me tenir au courant de ce qui se passe ici. Alors, tu t’imagines bien qu’une troupe de saltimbanques qui voyage de villes en villes suffit pour me mettre au courant de tes stratagèmes.

     - Ce sont eux qui t’ont mis au courant ?

     - J’aime bien les papillons, mais ça fait léger pour connaitre les nouvelles du monde.

     Ifania ponctua sa dernière phrase par un clin d’œil, ce qui amusa Agadémas. Voyant que son interlocutrice conservait un soupçon de complicité, il se sentit rassuré. Il ne lui restait plus qu’un point à éclaircir :

     - En parlant de stratagèmes, il serait peut-être temps de me dire qui est ce garde derrière toi, non ?

     Ifania tourna sa tête en direction du garde et lui adressa un signe d'acquiescement accompagné d'un petit sourire complice. Le grand guerrier se détendit et ôta son casque. C'était un jeune Alfide d'une quarantaine d'années, autant dire qu’il venait à peine de sortir de l’adolescence. Il était resplendissant. Même Agadémas le trouvait d’un charme déconcertant et d’un puissant charisme. Ce qui l’impressionnait le plus, c’était son regard, à la fois vif et mystérieux. A n’en pas douter, c’était un héros charismatique, consciencieux et clairvoyant, doté de solides atouts physiques. Il était évident que cette chère Ifania n’avait pas choisi cet athlète puissant et perspicace sans une raison précise. Celle-ci se tourna vers son interlocuteur et, avec un large sourire, lui présenta son compagnon de voyage :

     - Je te présente Aleňdar, dit-elle. Il sera le champion de Guelfanie.

     Agadémas tressauta sur le nom du garde. Il connaissait le nom et la réputation de celui-ci et il ne put dissimuler son étonnement :

     - Aleňdar, le chasseur de Garouls ?

     - Tout à fait, fit Ifania avec un sourire qui ne cessait de s’agrandir

     - Manifestement, tu as vraiment bien préparé ton coup Ifania. Tu aurais dû être comédienne.

     - Merci du compliment, Agadémas, mais il me manque un soupçon de sincérité.

     - En parlant de sincérité, je veux que l’on soit clair. Je ne veux pas construire un empire pour avantager un royaume. Le vainqueur sera l’empereur du Taɍâşùl et non pas la main d’un monarque.

     - Je ne fais pas ça pour avoir la main sur cet empire que tu prétends construire, Agadémas. Je le fais pour sauver les âmes que tu t’apprêtes à sacrifier. Tu joues un jeu dangereux, un jeu qui changera la face du monde et notre relation avec la terre, la nature et l’environnement tout entier, qu’il soit animal, végétal ou minéral. J’espère que tu en as conscience.

     - J’en ai conscience, Ifania. Et crois-moi, tous ces changements valent le coup.

  Et c’est ainsi que ce scella la construction de l’empire Alfide. Ifania et Agadémas trinquèrent et se mirent d’accord pour convoquer les autres rois le plus rapidement possible, sous l’œil déterminé d’Aleňdar.  


3


   Il aura fallu une dizaine de jours pour rassembler tous les autres rois du Taɍâşùl, le temps de les prévenir et de les faire venir. Bien sûr, chacun avait scrupuleusement choisi son héros, et tous se déplacèrent avec une escorte bien fournie. Agadémas n’avait pas prévu qu’il y aurait autant de monde dans sa cité, et il demanda de l’aide aux habitants pour accueillir toutes ces délégations. Une centaine de rois, accompagnés chacun d’un héros, d’une escouade d’une vingtaine de gardes et d’une trentaine de servants, cela commençait à vite chiffrer. De plus, la cité de Kollnavàr était située dans un endroit particulièrement montagneux, pas forcément très haut, mais le terrain rocheux ne permettait pas de planter des campements au pied de la cité. Ce choix stratégique, pensé pour décourager toute attaque, devenait à présent une source d’agacement pour ses invités.

   Bien sûr, les Humains furent mis à l’écart des festivités. Agadémas se méfiait d’eux et, si la majorité d’entre eux vénéraient les Alfides, certains leur étaient hostiles. Puis, il se souvenait des propos d’Ifania qui lui avait susurré que si les Humains s’impliquaient dans cette épreuve, ils tireraient la couverture à eux.

   Un gigantesque banquet fut organisé dans Kollnavàr. Vu le peu de place pour installer des tables pour une centaine de rois et de champions, il fut décidé de mettre en place un buffet géant dans toute la ville, chaque habitant s’impliquant dans cette journée déjà historique. S’ils furent agacés par le long périple qu’ils durent accomplir, un périple où ils devaient franchir les rocheuses et traverser les fleuves, leur agacement s’effaça vite lorsqu’ils découvrirent la splendeur de la cité Saxonienne, dont l’architecture épousait parfaitement le relief accidenté de la haute colline où elle se dressait. Les convives, surtout ceux qui ne s’étaient jamais rendus dans Kollnavàr, étaient loin d’arriver au bout de leur surprise. Les Saxoniens et leur roi Agadémas n’étaient pas reconnus pour leur goût pour l’art, pourtant de splendides statues ornaient le sommet des puys tels de colossaux gardiens de pierre qui pointaient leurs épées en direction du ciel. Au pied de ces gigantesques golems, des fontaines sortaient de la roche et leurs eaux plongeaient telles de somptueuses cascades dans de grands bassins.

  Très heureux de voir autant de monde s’émerveiller devant sa majestueuse cité, Agadémas désira faire un discours pour inaugurer l’événement. Mais il y renonça, faute de place pour s’exprimer devant un auditoire subjugué par la splendeur de Kollnavàr et qui ne se serait pas montré très attentif à son laïus.

  À l’inverse des autres convives, Aleňdar et Ifania étaient déjà sur place. La reine ne voyait pas l’intérêt de refaire le trajet si les festivités avaient lieu une dizaine de jours après leur entrevue. La route aurait été trop fatigante et restait dangereuse, sans compter qu’Agadémas l’aurait suspectée de repérer les lieux lors de son voyage retour, en dépit des Garouls qui infestaient l’endroit. Toutefois, elle avait envoyé un messager pour prévenir son intendant que son séjour serait plus long que prévu. Elle le savait suffisamment consciencieux pour gérer les affaires de la cité de Viňdavàr et du royaume en même temps, en son absence.

     Elle s’était tenue en retrait des autres rois avec Aleňdar et en profita pour se confier à lui :

     -  Méfie-toi de cette épreuve. En dépit du bon sens, certains rois voudront en profiter pour placer leur champion et avoir la mainmise sur tout le Taɍâşùl.

     - Vous pensez que certains rois profiteront de l’occasion pour transgresser l’unité Alfide ? Pourtant Agadémas a semblé être clair.

     - Agadémas ignore bien des choses, mon cher Aleňdar. Il est érudit, intelligent et surtout de bonne volonté, mais il n’en reste pas moins qu’il m’a caché des choses durant ces derniers mois. Sans compter que son idée d’empire risque d’être à l’image de son banquet : une véritable cacophonie.

     - J’y veillerai, Ifania. Toutefois, une question me taraude l’esprit : si je gagne, quelle sera ta position vis-à-vis de moi ?

     - Je ne comprends pas, s’interloqua Ifania.

     - Je veux dire, si je deviens empereur, deviendrais-je le maître du Taɍâşùl ou resterais-je à ton service ?

     - Tu seras empereur, bien évidemment. Je comprends ta question et elle est légitime. Crois-moi, je ne veux pas que ce premier empereur soit au service d’un roi. Avant d’être un Guelfanien, tu es un Alfide, tu es là pour guider notre peuple, honorer son serment envers la nature et protéger notre terre nourricière. Agadémas a raison, nous devons être fédérés. Il est étrange que, malgré notre langue commune, nos traditions communes et notre entente, cela n’ait pas été fait. Peut-être que cela fait partie de notre évolution et qu’Agadémas accélère les choses. Mais certaines personnes verront cela comme une opportunité de prendre le contrôle du Taɍâşùl, peut-être même que des champions en profiteront pour s’arroger le pouvoir, puisqu’ils ne peuvent être ni seigneur, ni roi. Beaucoup d’Alfides veulent aussi mettre fin à certaines traditions, comme, par exemple, ne plus renier la parentalité, l’éducation commune, etc. Si je suis progressiste dans l’âme, je pense que certaines idées ne sont pas bonnes à mettre en place, et que certains d’entre nous sont dangereux. Si je t’ai choisi, c’est parce que tu sais faire preuve d’intégrité et d’abnégation. Deux qualités que doit avoir un chef. Si tu parviens à réussir cette épreuve, je ne veux pas que tu parles en mon nom, ni au nom des Guelfaniens, mais au nom de tous les Alfides, de la terre et de la nature. Que tu parles au nom du Taɍâşùl. En cela, je n’ai pas le droit de t’influencer dans tes prises de décisions. Cette confiance que je t’offre en tant que champion, sera la même confiance que je t’accorderai lorsque tu seras empereur.

     - Je t’en remercie, et je saurai me montrer digne de ta confiance. Je m’en vais me reposer. L’épreuve commence demain et je ne pense pas que mélanger du vin et de l’hydromel soit pertinent.

   Aleňdar et Ifania se saluèrent de la tête, et le colossal héros prit la direction de ses quartiers sous le regard mélancolique de sa reine.


4


   La lance prête à terrasser tout adversaire, le glaive au côté, prêt à être dégainé, et le bouclier en avant pour affirmer la volonté de réussir, les héros venus des quatre coins du Taɍâşùl pour relever le défi se tinrent prêts pour l’épreuve, sous le regard de leur souverain respectif.
   Agadémas tenta une nouvelle fois de prononcer un discours, mais, vu le bruit et l’ambiance délétère, il abandonna cette idée. Il se rendit à l’évidence qu’il ne marquerait pas l’entrée dans cette nouvelle ère avec un discours enflammé. Peut-être l’écrirait-il dans les pages du Törtelny, en temps voulu. Ou dans ses mémoires. Ou jamais. Il opta pour le jamais et préféra se contenter de lancer l’épreuve.

     À son signal, les cent champions partirent en direction de la forêt. L’œil déterminé, la posture majestueuse, ils se mirent en quête d’une gloire dont ils ignoraient le prestige. Leurs ancêtres étaient sortis des forêts pour bâtir une civilisation paisible et harmonieuse, les voici de retour parmi les arbres pour édifier un empire fédérateur et homogène. Certains cherchaient l’honneur, d’autres le prestige, et quelques-uns n’étaient là que pour la beauté du sport. Par prudence, aucun d’entre eux ne chercha à se démarquer pour impressionner ses concurrents. Ils marchaient tous en groupe, sans réelle cohésion, sans savoir s’ils étaient de réels amis ou de redoutables rivaux, sans se demander s’ils devaient coopérer ou s’affronter. La seule chose qui les reliait, c’était l’appréhension de la tâche qui leur incombait.

     La route pour la forêt d’Eňdozorna était longue. Ils devaient d’abord descendre la piste rocheuse qui reliait Kollnavàr à la plaine du nord. Le terrain n’était pas trop accidenté et ne présentait pas de passages étroits. Aleňdar fut surpris de ne voir aucun animal dans les environs, pas même de charognards ou de prédateurs en quête de viande esseulée. De temps à autre, ils passaient non loin d’un groupe d’Humains au regard hébété, qui préféraient se tenir à distance de cette troupe qu’ils craignaient. Au bout de trois jours, ils débouchèrent dans une vallée traversée par la paisible Elstaréa, longue rivière aux eaux peu profondes, qui marquait la limite entre les royaumes Guelfaniens et Saxoniens. Ils en profitèrent pour se désaltérer et remplir leurs outres.

     Face à eux se dressait la sombre et épaisse forêt d’Eňdozorna, dont les arbres se tenaient tels des fantômes venus effrayer de trop insolents importuns. Ces bois n’étaient guère engageants, et la forêt méritait bien son nom d’Eňdozorna, « forêt noire » en vieil Alfide. Tel un gigantesque gardien de pierre, le point culminant de leur aventure se dressait au loin, visible malgré l’épaisse brume qui recouvrait les arbres. En observant leur destination, les champions eurent la sensation de faire face à un colossal golem cherchant à les impressionner. Ils sentirent la culpabilité broyer leurs entrailles, et certains se demandèrent s’ils n’étaient pas d’indésirables visiteurs venus lui rendre visite, tels des éclaireurs au service de pilleurs de ressources.        

     Soudain, des hurlements de loups retentirent dans les bois, tel un avertissement destiné à dissuader toute intrusion. Les héros se saisirent de leurs lances et brandirent leur bouclier. Ces hurlements avaient quelque chose de différent, quelque chose de démoniaque, comme diraient les Humains. Ce n’étaient pas des loups normaux, c’étaient des Garouls, et ils les attendaient, c’était certain. Si l’Elstaréa formait une barrière naturelle entre les intrépides Alfides et ces terribles hommes-loups, rien ne garantissait qu’une fois franchie, elle les protégerait encore contre ces bêtes qui faisaient des ravages.

     Un héros du nom de Jagas attira l’attention sur lui. C’était un Alfide de petite taille, bien que toujours plus grand qu’un Humain. Cette particularité fit comprendre à Aleňdar qu’il venait des montagnes, où les Alfides se distinguaient par leur stature plus réduite, leur carrure trapue et leur musculature développée. À l’inverse, ceux des plaines étaient plus grands et élancés, leur silhouette svelte trahissant leur origine. En revanche, tous partageaient le même teint pâle et verdâtre, ce qui les différenciait nettement des Humains.

     Vu sa ressemblance corporelle avec Agadémas, Aleňdar se demanda si Jagas ne venait pas de la même cité que le roi saxonien. Quoi qu’il en soit, il laissa son semblable s’adresser aux autres aventuriers :

     - Méfiez-vous des Garouls. Ce sont de terribles créatures qui ont semé la mort et la désolation par le passé. Alfides ou Humains, nous étions démunis face à ces lycanthropes surgis des tréfonds de la sylve infernale. Ces monstres sont aussi grands que nous ; ils se tiennent droits sur leurs pattes arrière, mais peuvent courir à quatre pattes comme des loups pour mieux nous traquer et nous dévorer. Ils se déplacent toujours en meute : un Garoul n’attaquera jamais seul, sauf pour se défendre. Ils ne font pas de prisonniers. Ils tuent et dévorent leurs proies, c’est tout. Il n’y a pas d’autre issue. Si vous en croisez un, abattez-le, même s’il se rend. Ils sont rusés. Je me souviens d’un village humain qui leur avait accordé leur confiance. Les Garouls leur avaient fait croire qu’ils pouvaient être apprivoisés, comme des loups dotés d’une sagacité déconcertante. Les villageois les avaient crus. Pendant des mois, les créatures se montrèrent dociles, bienveillantes, serviables. Puis, une nuit, ils massacrèrent tout le village. Il n’y eut aucun survivant. Et ce n'était pas un cas isolé. Voyez-vous, il ne faut pas prendre ces créatures pour des bêtes sauvages dénuées de raison. Bien au contraire. Ils ont leur propre civilisation, leurs propres règles, et tout comme nous, ils savent communiquer avec la nature. Ce ne sont pas de simples prédateurs. Ce sont des démons. Et, bien qu’elle nous aime, la nature ne nous viendra pas en aide, car eux aussi bénéficient de ses faveurs.

     Ce récit de Jagas glaça le sang des autres Alfides. Lui-même chasseur de Garouls, Aleňdar acquiesça d’un hochement de tête pour donner raison à son confrère. Il avait lui-même découvert les traces de tels traquenards par le passé, des traquenards qui témoignaient de la redoutable perfidie de ses ennemis.


5


   Large forêt qui délimitait la frontière entre la Guelfanie et la Saxonie, la sylve d’Eňdozorna était tellement épaisse et lugubre que rares étaient les Alfides qui osaient s’y aventurer. À la connaissance des Alfides, seul Stùbar, un héros Guelfanien, s’y était aventuré pour sauver des Humains suffisamment inconscients pour pénétrer dans ces bois obscurs. Si l’issue avait été glorieuse pour l’ancien héros de Guelfanie, un héros qui avait donné son nom au grand puy dominant la forêt, elle le fut moins pour les Humains que celui-ci devait secourir. Comme cela était souvent le cas entre Humains et créatures, ce fut un véritable carnage et il y eut peu de survivants. Cette malheureuse histoire renforça encore la réputation de féroces prédateurs des Garouls.

     Les grands sapins qui composaient Eňdozorna étaient tellement épais que le soleil ne semblait jamais y pénétrer. La réputation de la forêt, son histoire avec Stùbar et son aspect sinistre ne rassuraient guère les aventuriers. Tous se tenaient sur leurs gardes. Et si les hurlements de Garouls qu’ils avaient entendus à la rivière ne les avaient pas dissuadés de continuer l’épreuve, il n’en demeurait pas moins que l’ambiance ténébreuse des environs était parvenue à ébranler leur courage.

     Au milieu de ces champions que l’angoisse tourmentait sournoisement, Jagas et Aleňdar marchaient côte à côte. Si eux aussi ne se sentaient pas trop en confiance, ils pouvaient toutefois compter sur leur clairvoyance et leur expérience pour renforcer leur assurance.

     - Je t’ai vu l’autre jour, lança Jagas. Tu étais dans mon château. Tu accompagnais Ifania, je me trompe ?

     - Pas du tout, sourit Aleňdar. Je me doutais que tu étais le champion d’Agadémas.

     - Bravo. Comment le savais-tu ?

   - Ton discours à la rivière. Il n’y a qu’un chasseur de Garouls qui pouvait si bien le prononcer. Tu l’as si bien prononcé que nos compagnons en sont encore tout retournés.

     Jagas ne put réprimer un petit sourire satisfait :

     - J’ai comme l’impression que nous sommes les seuls chasseurs de Garouls, ce qui veut dire que nous sommes les seuls à savoir agir en équipe. Eux, ils sont individualistes.

     - La victoire ne t’intéresse pas ? s’étonna Aleňdar.

     - Je me fous de savoir qui va gagner ou perdre, mais je n’ai pas envie de me faire bouffer à cause d’égocentriques aventuriers qui profitent de la folie de nos souverains pour se faire valoir. 

     - À t’entendre, on dirait que tu désapprouves cette idée d’empire, mon cher Jagas.

     - Je ne comprends pas cette folie. Pourquoi attaquer ces créatures ? Quand ils attaquent un village, je veux bien intervenir, mais là, c’est comme provoquer un ennemi qui ne nous veut pas de mal. Cela a toujours été contraire aux principes de notre espèce.

     - Il faut croire que l’héroïsme de quelques membres de notre espèce a gonflé l’orgueil de nos druides qui, plutôt que de cultiver la sagesse, ont préféré nourrir des fantasmes de conquête sur une terre déjà acquise. Quoi de plus dérisoire que d’ériger un empire pour régner sur un royaume déjà soumis ?

     - Le Taɍâşùl n’a pas besoin d’un empire.

     - Je suis d’accord avec toi, Jagas. Et ma reine aussi, d’ailleurs. Seulement, à l’image de notre espèce, elle est capable d’une sagesse égocentrique.

     - Une sagesse égocentrique ? répéta Jagas sur un ton perplexe. Je ne comprends pas.

     - Je m’explique. Tu penses que notre espèce se trahit ? Tu te trompes. Elle a toujours agi de la sorte. Elle représente ses exploits par de splendides mais futiles effigies, enjolive ses prouesses sur du papier, et rejoue ses conquêtes devant un public déjà acquis, dont les ovations ne sont que des clameurs sans saveur parce que prévisibles. Cette quête n’est qu'une justification de plus pour l’élaboration d’une œuvre d’art supplémentaire que nos chers artistes se précipiteront à mettre en scène, dans le but de se valoriser, quelle qu'en soit l'issue. En revanche, que ce péril soit un échec cuisant ou un nouveau fait d’armes, il nous appartient de nous organiser face aux Garouls pour survivre. Parce que nos ennemis ne figurent pas dans les plans de ce futur empire qui se dessine, et ils feront tout pour défendre leurs terres.      

     - Sont-ils nos seuls ennemis, Aleňdar ?

     - En vérité, notre véritable ennemi, c’est nous même.

   Jagas acquiesça. Son nouvel ami avait raison. Cet empire n’était que l’apogée d’une espèce qui se complaisait dans une célébration mégalomaniaque de soi. Soudain, les deux Alfides se concertèrent du regard. Quelque chose clochait. Comme s’ils n’étaient qu’un seul homme, les cent champions s’arrêtèrent et scrutèrent les environs. Tout était lugubre et calme à l’intérieur de la forêt. Pas un cri d’animal ou de chant d’oiseau. Même pas d’insecte. Comme un mauvais présage, un lourd silence s’installa dans les environs. Les champions restèrent sur leur garde. Leurs oreilles affûtées décelèrent des bruits de pas sur des pieds de velours. Les Garouls étaient là, tapis dans l’obscurité. 

     - Tu les entends ? fit Jagas.

     - Oui, répondit Aleňdar. Ça sent le piège. Ils nous ont laissés entrer dans la forêt pour mieux nous encercler.

     - Ils sont nerveux, on dirait.

     - Tu ne l’es pas ?

     - Oui, je l’avoue.

     - Nous sommes sur leur territoire, prêts à le dévaster alors qu’ils n’ont rien fait. Ils seront prêts à tout pour défendre leur terre.

     - Et sans l’aide de la nature, le combat sera ardu.

     - J’aurais bien aimé un petit coup de pouce de sa part.

     -  Nous allons souiller cette forêt en notre propre nom, n’y a-t-il pas de plus grand sacrilège ? Agadémas et les druides ont choisi ce lieu pour mettre notre clairvoyance à l’épreuve. Une clairvoyance qui nous sauvera des Garouls sans l’aide de la nature, et qui nous permettra de nous repentir auprès d’elle.

     - Cela veut dire que nous sommes seuls face à ces lycanthropes ?

     - Oui, je le crains.

     Devant l’importance de la tâche qui lui incombait et le danger qui planait sur sa personne et ses compagnons, Aleňdar hâta son pas et s’empressa de prendre la tête de l’escouade. À contre-cœur, les champions le laissèrent passer. L’anxiété et l’incompréhension ne leur permirent pas de réagir devant le héros Guelfanien. Peut-être que celui-ci avait une idée, judicieuse ou stupide. Une fois devant ses compagnons d’infortune, il se retourna et s’adressa à eux :
     - Écoutez ! Les Garouls sont autour de nous. Si nous restons soudés, nous aurons une chance de survie. Formez les rangs et écoutez mes ordres.

     Hébétée, la foule dévisagea ce meneur de troupe improvisé qui se voyait déjà empereur. Certains voulurent contester le discours du présomptueux Guelfanien, mais leur mouvement fut interrompu par de terrifiants cris.

  Sentant le moment opportun, une meute de Garouls bondit sur les Alfides. Quelques champions, trop confiants en eux et trop imprudents pour réaliser l’ampleur de la situation, s’exposèrent dangereusement à cette meute déchaînée.

     Cherchant à se protéger, Aleňdar ne put que constater l’ampleur du désastre. Il aperçut un Alfide qui, tenant un Garoul à distance avec sa lance, fut surpris par un autre adversaire qui avait profité de son inattention pour se jeter sur lui et lui arracher la clavicule d’un coup de crocs. Avec tristesse, le Guelfanien détourna son regard, mais ses yeux ne purent s’empêcher de fixer un autre guerrier vigoureux en train de lancer son javelot sur un des hommes-loups qui courait dans sa direction. La bête se montra d’une extrême vélocité et esquiva le trait avant de se jeter sur le champion qui cherchait à dégainer son glaive. N’ayant pas pu sortir son arme avant l’arrivée de la bête, il succomba sous ses crocs. Aleňdar secoua la tête de dépit. Il s’en fallut de peu pour que lui aussi se fasse tuer. Heureusement, Jagas l’avait prévenu à temps. Un Garoul s’était jeté sur lui pour le lacérer. Le Guelfanien se retourna à temps et empala son ennemi avec sa lance, ennemi qu’il acheva en lui tranchant la tête avec son bouclier en bronze.

Il releva ses yeux pour remercier son ami, mais ne put s’empêcher d’observer une guerrière Alfide qui pivotait autour d’elle pour maintenir ses adversaires à distance. Elle reçut une pierre sur le visage de la part de l’un des Garouls qui lançaient ces projectiles pour faire reculer un maximum d’assaillants. Sonnée, la jeune Alfide mit sa main au visage ensanglanté tout en baissant sa lance et son bouclier. Un lycanthrope profita de son inattention pour l’attaquer par derrière et lui lacéra le dos d’un grand coup de griffe. Saisie de douleur, la jeune championne s’agenouilla. Complètement à la merci de son adversaire, elle ne put riposter lorsque celui-ci lui dévissa la tête avec ses grandes mains velues.

   Au milieu de cette débâcle, Aleňdar comprit qu’il devait prendre les choses en main. Tout comme Jagas, il était aussi un chasseur de Garoul et avait l’habitude de les traquer. Sa courte expérience lui avait appris de nombreuses choses sur ces terribles lycanthropes. Voraces et dangereux, ils chassaient en meute afin de ne laisser aucune chance à leur proie, raison pour laquelle ces bêtes cherchaient à esseuler les Alfides. Ils voulaient les isoler pour mieux les faire plier sous la masse.

  Alors Aleňdar surgit de la confusion pour organiser la défense. Il devait absolument s’imposer comme un meneur pour éviter que cette débandade ne se transforme en véritable hécatombe. Il chercha autour de lui et trouva un rocher assez élevé pour s’y hisser :

     - Alfides ! Regroupez-vous et formez un cercle ! Sinon, nous périrons tous.

     Il y eut un petit silence, même les Garouls stoppèrent leur attaque et levèrent la tête pour voir celui qui venait de crier au rassemblement. À sa grande surprise, les héros encore debout s’exécutèrent rapidement. Quelques récalcitrants refusèrent de céder les honneurs à ce sénéchal improvisé. Ne voulant pas prendre le risque de voir le Guelfanien tirer profit de la situation pour s’emparer de la couronne à leur place, ils préférèrent combattre seuls de leur côté. Cet excès d’arrogance les plongea dans la gueule des Garouls.

   Ce nouveau carnage convainquit les autres Alfides encore méfiants vis-à-vis d’Aleňdar de se joindre à lui et tous l’entourèrent. À son grand étonnement, le jeune Guelfanien se retrouva au centre du cercle qui s’était formé automatiquement autour de lui. Mais il ne se dégonfla pas et ordonna :

     - Placez vos boucliers en avant et formez un mur de bronze !

     Les héros s’exécutèrent et formèrent un rempart de fortune à l’aide de leurs boucliers en bronze. Cette initiative calma l’ardeur carnassière des Garouls.

     Aleňdar fut satisfait de voir qu’il avait sécurisé le périmètre et ainsi tenu les Garouls à distance. Mais il savait que la meute ne s’avouerait pas vaincue si facilement.

     - Pointez vos lances sur l’ennemi, ordonna-t-il. 

  Les héros s’exécutèrent et formèrent un mur, lances abaissées, abrités derrière leurs boucliers. Les Garouls poussèrent de terribles hurlements pour semer la terreur dans les rangs des Alfides. Mais grâce au cercle qu’ils avaient formé, les lanciers se sentaient plus rassurés et recouvrèrent leur ardeur. Les créatures lycanthropiques décidèrent de se lancer à l’assaut. Leur idée était de faire plier la phalange de lanciers. Ils foncèrent sur leurs visiteurs. Soudain, Aleňdar hurla l’ordre aux lanciers de lancer leurs javelots. Ce qu’ils firent. Les Alfides étaient réputés pour savoir viser juste. De nombreux Garouls prirent les javelots en plein fouet et furent projetés dans les airs avant de s’écrouler au sol, mortellement blessés.

     La victoire n’était pas encore assurée car il restait de nombreux lycanthropes debout, mais il était clair que l’attaque des Alfides avait fait mouche. Sans attendre, ces derniers prirent leur glaive et attendirent une nouvelle attaque. Celle-ci ne se fit pas attendre, et les Garouls foncèrent sur la phalange. Dès qu’ils arrivèrent au niveau des boucliers, Aleňdar synchronisa la riposte, et sous une forêt de lames, la deuxième attaque des lycanthropes échoua elle aussi. Aleňdar s’aperçut que les rangs ennemis étaient sérieusement décimés. Il ordonna au cercle de s’élargir un peu plus. Les Garouls s’avouèrent moins féroces. Toutefois, ils formèrent un cercle et tournèrent autour de la phalange avec prudence. Aleňdar comprit qu’il était temps d’attaquer et il déclencha l’assaut. La phalange se dispersa de manière synchronisée et les Alfides purent abattre d’autres lycanthropes sans être inquiétés. Le Guelfanien ordonna aussitôt à la phalange de se reformer, ce qu’elle fit.

  Les Garouls ne purent que constater les dégâts. Ils décidèrent de s’enfuir avec les dépouilles des imprudents qu’ils avaient pu abattre. Moindre récolte, mais il en allait de leur survie. Aleňdar et les Alfides restèrent sur leur garde derrière la phalange.

     - On les poursuit, fit Jagas.

   - Non, répondit le Guelfanien. La forêt ne nous pardonnerait pas. Et on ne sait pas combien ils sont. En revanche, nous savons que leur tanière n’est pas située à l’intérieur du Stùbareš.

     Ils restèrent un peu en position de défense, et une fois qu’ils se furent assurés que leurs ennemis lycanthropes s’étaient éloignés, ils relâchèrent leur attention. Aleňdar fut félicité par ses compagnons qui ne manifestaient plus d’hostilité à son égard. Le héros Guelfanien avait réussi à s’imposer comme leur chef malgré lui.

     Jagas se joignit à la célébration :

     - Félicitations, Aleňdar, tu nous as sauvé des Garouls.

     - Merci, répondit Aleňdar en scrutant les alentours. Mais ne dissipons pas le cercle pour éviter toute représailles.

     - Tu penses qu’ils peuvent revenir ? s’inquiéta le Saxonien.

     - Même si cette défaite a été lourde, ils chercheront à se venger. Ils sont aussi malins que voraces.

     Jagas et les autres héros acquiescèrent. Après tout, ils devaient leur vie à Aleňdar, et il connaissait aussi bien ces créatures que son ami. Mais la précaution s’avéra inutile. Les Garouls ne revinrent pas pour prendre leur revanche, et la troupe reprit sa marche jusqu’au Stùbareš.


6


   Le Stùbareš s’élevait avec une majesté brute. Son imposante silhouette découpait l’horizon telle une épée, et sa masse compacte et rocailleuse contrastait avec la douceur du ciel. Ses pentes abruptes, bordées d’une forêt dense, se dressaient comme les remparts d’une forteresse naturelle aux murs inaccessibles et implacables. Les rochers affleurant à la surface, polis par le temps et l'érosion, brillaient d'un éclat métallique sous le soleil déclinant. Au sommet, un pic dénudé, aiguisé comme une lame, dominait le paysage et défiait le vent qui soufflait sans relâche. Ce puy, aussi ancien que le monde, exposait ses flancs rugueux, témoins d’un passé à la fois immuable et intemporel. L’air frais, chargé du parfum des pins et des herbes sauvages, se mêlait à une atmosphère lourde de mysticisme, comme si ce relief, anciennement volcanique, détenait un pouvoir indompté et mystérieux, un lieu inviolé où la nature préservait sa souveraineté absolue.

  Restant sur leurs gardes, les aventuriers contemplaient l’endroit, le regard empreint d’une appréhension palpable.

     - Le Stùbareš, fit Jagas.

     - C’est donc ici que nos rois veulent construire leur cité ?

     - J’en ai bien l’impression.

    - C’est de la folie, regretta amèrement Aleňdar. Nous allons détruire un lieu sacré pour édifier un empire futile. Pourquoi ne pas avoir choisi une cité ou un village déjà construit ?

     - Pour marquer le début d’une nouvelle ère, mon ami.

     - Une nouvelle ère marquée par la profanation d’un sanctuaire. J’espère que cette ère ne marquera pas une période sombre et pernicieuse.

    - C’est pour ça que tu dois y aller seul, Aleňdar. Ta clairvoyance nous a sauvés des Garouls. Même moi, qui les connais, je n’ai pas su trouver un moyen efficace de les vaincre. Toi, non seulement tu nous as arrachés à leurs griffes, mais tu as su les respecter, comme tu nous as respectés. Tu respectes tes amis, tu respectes tes ennemis, tu respectes cet endroit… tu sauras respecter ton peuple. Pour toutes ces raisons, tu dois monter seul au sommet du puy pour revendiquer ta légitimité, bâtir une cité digne de ce lieu et guider notre peuple avec sagesse.

     - Jagas, une fois empereur, je serai la marionnette de nos rois.

     - Ou leur souverain. Impose-toi comme tu as su le faire avec les Garouls, nous serons les témoins de ton courage. Cette nouvelle ère qui s’ouvre à notre espèce t’appartient. Nous serons tes dévoués serviteurs.

  Tous les autres aventuriers approuvèrent les propos de Jagas. Aleňdar comprit que son destin était lié à celui du monde. S’il refusait de gravir ce puy, un autre le ferait, et malgré des intentions nobles, il ne ferait que profaner une forêt déjà souillée par les ambitions utopiques des Alfides.

  Aleňdar prit conscience qu’il devait accomplir cette dernière étape pour apaiser les douleurs de la forêt, et la rassurer sur sa volonté de perpétuer le serment de son peuple envers la nature.

    

7


   Sa bannière dans le dos, Aleňdar commença son ascension. Il se mit en tête de ne pas décevoir ses compagnons. Il y a quelques heures, il s’était montré digne d’être un chef à leurs côtés, à présent, il devait se montrer digne d’être un empereur aux yeux de leurs monarques.

    Galvanisé par les encouragements de ses compagnons, et surtout par la perspective de ne pas être un pion sur l’échiquier de sa reine, ni davantage sur celui des autres rois, le Guelfanien grimpa la montagne avec une célérité déconcertante. Sa fierté lui permit d’avancer sans ressentir la fatigue. Son ascension fut facilitée par un petit sentier en pente douce. De temps à autre, il observait les lieux pour se représenter l’architecture de la future cité, qu’il souhaitait respectueuse de l’endroit. Ses aïeux avaient su le faire par le passé, lorsqu’ils avaient bâti leur propre ville. Il n’y avait pas de raison pour qu’il échoue dans cette tâche.

   Après une bonne heure de marche, il parvint au sommet. Par prudence, il scruta les environs afin de s’assurer qu’il était bien seul. Il ne fallait pas qu’il tombe dans un piège alors qu’il s’apprêtait à planter sa bannière. Le sommet était dénué d’arbres, seulement quelques arbustes protégeaient ici et là des rochers des rayons du soleil. Difficile pour un Garoul de se dissimuler dans un tel décor. Et si un autre prédateur voulait l’attaquer, il saurait s’en débarrasser.

   Rassuré, il put respirer l’air environnant et profiter de l’apaisement qu’offrait le lieu, véritable temple naturel de solitude et de plénitude. Le silence régnait en maître au sommet de ce puy jusqu’alors sanctuarisé. Aleňdar fut saisi par une certaine culpabilité de se tenir en conquérant dans cet endroit sacré, où la nature conservait un pouvoir brut, inviolé et insondable.

    Non sans remords, il se saisit de sa bannière et s’approcha de la falaise. Il vit les autres aventuriers, aussi petits que des fourmis. Il agita sa bannière devant eux, ce qui déclencha une salve d’applaudissements. Il fit un signe gêné de la main, puis s’éloigna du bord pour planter sa bannière dans le sol, comme pour marquer de son sceau la terre de ce lieu monacal.

   Mais au moment de s’exécuter, il entendit un grognement. Il provenait d’une cavité qu’Aleňdar avait négligée. Elle se trouvait non loin du sentier par lequel il était arrivé. La fatigue et la joie du succès l’avaient distrait. Il regretta cette erreur.

    De cet endroit sortit un Garoul d’une taille colossale. Non seulement il était plus grand que ses congénères, mais il paraissait aussi infiniment plus menaçant. Aleňdar fut surpris lorsque la bête s’adressa à lui d’une voix rauque, chaque syllabe résonnant dans un profond grondement guttural :

     - Je m’appelle Farkas. Je suis le maître de ce puy et le roi des Hommes-Loups.

     - Et moi je suis…

     - Quelqu’un dont le nom ne m’intéresse pas.

     - Qu’est-ce qui t’intéresse ?  Demanda Aleňdar qui pensait déjà connaitre la réponse.

     - La seule chose qui m’intéresse, c’est que tu partes d’ici.

     Le champion Guelfanien fut surpris par la réponse. Il pensait que la bête en face de lui voulait en faire son repas, mais il n’en était rien. Tout en restant sur ses gardes, car Aleňdar connaissait la sournoiserie des Garouls, il sentit de la sincérité dans la voix de son interlocuteur. Une sincérité qui le culpabilisa encore davantage puisque celui-ci venait défendre une terre sacrée que les Alfides s’apprêtaient à souiller.   

     - Ecoute Farkas, répondit Aleňdar avec une voix désolée mais non dénuée de fermeté : je suis venu ici au nom de mon peuple et par la volonté de mon seigneur. Je ne partirai pas avant d’avoir planté ma bannière ici.

     - Pourquoi en demander plus que ce que la nature vous a donné ? Est-ce un jeu, pour vous, de détruire ce que le monde vous a offert ?

     - C’est étrange… tu es un monstre hideux, et pourtant tu parles comme un sage.

     - Contrairement à ta beauté, ma laideur n’est pas synonyme de calamité. Je ne suis que le protecteur d’un sanctuaire convoité par des êtres avides de pouvoir et assoiffés d'ambition. Tu me dis hideux, mais toi, ne l’es-tu pas ? Certes, tu es bien bâti et agréable à regarder de l’extérieur, mais à l’intérieur tout n’est qu’épouvante et noirceur. Ta beauté extérieure est peut-être signe de pureté mais crois-moi, en réalité, elle cache toutes les perfidies de ton âme.

     - Je suis le représentant du peuple élu, Farkas.

     - Un peuple élu ? Par qui ? Par quoi ? Par la nature c’est ça ? Mais pourquoi vous a-t-elle élue ? Pour vivre ou pour exister ? Je vais te dire une chose : Si tu es élu pour vivre alors contente toi de ce qui t’es offert par la terre. En revanche, si tu es élu pour exister, sache que ta destinée est vaine. Oui, on t’applaudira de ton vivant, mais lorsque tu mourras, on crachera sur tes prouesses que l’on estimera vaines et inutiles, alors que tu auras contribué à l’effondrement d’un environnement vital pour l’élévation d’une société futile. Oh oui ! Tu ne seras pas oublié, crois-moi, et paradoxalement, ta mémoire sera profanée pour l’éternité. Ta vaine existence sera auréolée d’une couronne de mépris. 

     - Aucune existence est vaine.

   - Toute vie est issue d’une naissance avant de s’achever par la mort, toute existence s’accompagne d’une arrogance qui ne fait que précipiter un trépas mémoriel inexorable. Parce que oui, l’arrogance précipite le trépas. Tu te crois vainqueur ? Je me marre ! En réalité, tu es comme tes compagnons morts sous les crocs de mes semblables : un morceau de viande juste bon à être déféqué auprès d’un arbre mort.

     - Que veux-tu dire, Farkas ?

     - La terre vous a offert la vie, la nature vous a offert l’excellence, les Humains vous ont offert un panthéon, et en guise de remerciement, vous trahissez ceux qui vous ont tout donné : la vie, l’amour, la gloire. Ce que vous ignorez, c’est que pendant que vous vous pavanez tels des paons insolents, de nouvelles races prolifèrent alors que la vôtre commence sa lente agonie. Et sais-tu pourquoi ? Parce que vous avez épuisé les ressources mêmes de votre existence. Vous avez tué l’essence même de votre destinée. Vous avez causé votre propre mort.

     - Je ressusciterai ma race et nous règnerons durant des millénaires, nous offrirons la lumière à ceux qui cherchent à être éclairé.

     - Une étincelle suffit peut-être à raviver la flamme. Mais l’incendie risque de ne plus être maitrisable. Le retour de flamme sera là dans plusieurs générations. Mais tu ne seras plus là pour le voir. Tu seras mort. Tu auras bâti un empire sans pouvoir assister à son effondrement. De ce fait, il ne me reste plus qu’une chose pour t’éviter cette sinistre désillusion.

     - Laquelle ? demanda Aleňdar avec agacement.

    Farkas se jeta gueule ouverte sur le héros. Heureusement, l'Alfide eut le réflexe d'esquiver l'attaque. Il se protégea aussitôt avec son bouclier et sortit son épée. Légèrement excédé, le colossal Garoul pivota sur lui-même et tourna autour de sa proie, tel un charognard prêt à fondre sur sa victime. L'Alfide resta sur ses gardes. Il regretta d'être seul et s'assura qu'il n'y avait pas d'autres ennemis dans les alentours. Il s'en voulut un peu. Les Garouls attaquaient toujours en meute. Heureusement pour lui, Farkas était bien seul. Les pertes occasionnées étaient tellement énormes que celui-ci avait préféré venir seul pour un duel afin d'éviter d'autres morts.

     Le Garoul se jeta une nouvelle fois sur Aleňdar. D'un puissant coup de griffe, il sectionna le bouclier du héros en deux. Ce dernier jeta sa protection devenue inutile et menaça Farkas avec son épée. Le lycanthrope se mouvait très vite, toujours en mouvement pour esquiver les coups et désarçonner son adversaire. Aleňdar porta alors une estocade pour embrocher son adversaire. Farkas esquiva l'assaut et attrapa le héros par le cou avant de l'envoyer au sol. Aleňdar recouvra vite ses esprits et s'aperçut que son adversaire se rua sur lui. L'Alfide eut le temps de se mettre sur le flanc pour attraper son épée, qui était non loin de lui. En une fraction de seconde, le héros Alfide se retrouva allongé sur le dos, son ventre et ses mains tachés de sang. Le corps du colossal Garoul gisait sur lui. Un filet de bave ensanglantée coulait de sa gueule. Pendant l'assaut de son adversaire, le jeune Alfide avait eu le réflexe de se protéger avec son épée. Sa lame avait perforé le corps de Farkas lorsque celui-ci avait bondi sur lui. Aleňdar ne sut si c'était un acte délibéré ou désespéré de la bête, mais il se rappela les paroles de cette dernière : « l'arrogance précipite le trépas ». Cela signifiait-il que le chef des Garoul avait été trop arrogant ? Pourtant, Farkas ne semblait pas si effronté, bien au contraire, il semblait sage malgré sa rage et son agressivité. Le carnassier est sage. Le sage est carnassier. Cette pensée le perturba.

     - Tu as gagné le combat, lança Farkas sur le point de mourir. À présent, cette terre est à toi, jeune présomptueux. Mais sache que le sang se monnaye avec le sang.

     Sur ses paroles, Farkas mourut. Son corps écrasait le pauvre Alfide qui cherchait à se lever. Il devait planter sa bannière. Il écarta, non sans difficulté, le corps de son rival, se leva laborieusement et se dirigea vers la bannière. Il ne se sentait pas très bien et ne comprenait pas pourquoi il était dans cet état. Pourtant, la bête ne l’avait pas blessé. Du moins, pas physiquement. Non, ce mal était plus empreint de mélancolie. Aleňdar observa la vaste forêt d’Eňdozorna. Elle était belle, elle était vaste, elle était l’amante des Alfides. Elle les avait aimés et protégés, et ce, depuis des millénaires. Une partie de son peuple avait vécu dans ces arbres avant d’y descendre et fonder des cités comme Kollnavàr, Viňdavàr, Sybralvàr et bien d’autres encore. Demain, elle serait profanée par la main de ceux qu’elle avait aidés à s’épanouir. Alors, le jeune héros comprit en quoi il se sentait meurtri. La bête avait blessé son âme en lui crachant au visage sa trahison envers celle qui l’avait aimée. Et ce fut avec ce sentiment de trahison qu’il planta sa bannière sur le sol et se sentit comme un amant qui avait trahi sa bien-aimée. Une fois le drapeau de sa seigneurie planté, il ferma les yeux et pleura à côté de la dépouille de Farkas. Les temps avaient changé, et Aleňdar allait être le fer de lance d’une nouvelle ère. L’héroïsme l’avait amené aux portes du pouvoir, il espérait que le pouvoir n’allait pas déboucher sur la route de la corruption.

  Il sortit rapidement de sa torpeur lorsqu’il entendit les applaudissements de ses compagnons qui scandaient son nom : « Aleňdar ! Aleňdar ! Aleňdar ! », sous l’impulsion de Jagas qui vénérait ce nouvel héros devenu le premier empereur.

   Dans un ultime geste de blasphème, Aleňdar se dirigea vers la bête. Il lui fallait un trophée pour montrer que sa place n’était pas usurpée, qu’il ne s’était pas autoproclamé empereur, mais que sa place était méritée grâce à ses efforts. Alors, le héros coupa la tête de son adversaire avant de l’exposer à ses compagnons. Devant la tête de la bête, ils entrèrent dans une extravagante liesse et scandèrent le nom de leur empereur.

  Grâce à cet exploit, le héros Aleňdar fut le premier Alfide à devenir empereur de cet empire naissant, élu par les seigneurs, mais aussi par ses compagnons. Toutefois, une question le tarauda : fut-il aussi élu par son ennemi ?


8


   Jagas s’était dévoué pour être le messager des héros. Armé seulement de son glaive, il courut à travers la forêt pour avertir les cent rois de la victoire d’Aleňdar. Bien que son voyage fût long, il n’en fut pas pour autant ardu. D’autant plus qu’il eut la bonne surprise de voir les cent rois, sous bonne escorte, traverser l’Elstaréa.

    Agadémas reconnu son héros et s’approcha de lui :

     - À te voir ici, j’en déduis que ce n’est pas toi qui as gagné, Jagas ? fit le roi sur un ton de reproche.

     - On ne peut rien vous cacher, sire, répondit Jagas sur un ton enjoué. En effet, c’est Aleňdar qui a remporté l’épreuve.

     La mine défaite, le roi Saxonien lança un rapide coup d’œil à Ifania. Pas de chance : elle se trouvait juste à côté de lui, et le petit sourire de satisfaction qui s’afficha sur son visage confirma qu’elle avait bien entendu les propos du messager.

     Irrité, Agadémas détourna son regard de sa consœur et posa les yeux sur le messager :

     - Est-ce qu’il y a eu beaucoup de pertes ?

     - Très peu, sire. Et grâce à Aleňdar.

     Même s’il fut rassuré par le faible nombre de pertes engendrées par la quête, le roi Saxonien fut tout de même déconcerté à la nouvelle évocation du champion Guelfanien. Il dut se résoudre à s’adresser à Ifania, qui écoutait attentivement la conversation :

     - Ton champion a gagné, ma chère. Le premier empereur sera donc Guelfanien.

    - Non, le premier empereur sera Alfide, Agadémas, selon tes propres règles. Des règles que tu as fixées en fonction des anciennes lois. Il ne reste plus qu’à retranscrire l’exploit dans le Törtelny et à y graver les conditions d’accession au trône.

    On fit monter Jagas sur un mégacerf et l’escouade pénétra dans la forêt.


9


   Dans l’épaisse sylve, les Cent, ainsi que leurs gardes, ne rencontrèrent aucune résistance, comme si les Garouls avaient accepté leur défaite. Jagas n’aimait pas trop ça. Il connaissait bien ces créatures, et même s’il était clair qu’elles n’attaqueraient jamais une armée, il aurait dû entendre quelques guetteurs, ou au moins des maraudeurs, à l’affût d’un animal esseulé ou d’une victuaille tombée à terre. Mais il n’y avait aucun bruit. Les Garouls avaient dû se terrer pour préparer un sale coup. Il espérait qu’ils ne proliféreraient pas dans les cavités de la cité en devenir, prêts à frapper dans un avenir proche.

     Lorsqu’ils débouchèrent dans la clairière où se dressait le Stùbareš, quelle ne fut pas la désagréable surprise d’Agadémas en voyant Aleňdar se tenir tel un empereur, entouré d’une garde prétorienne toute neuve formée par les autres champions. Il était évident que le jeune Guelfanien avait eu le temps de se constituer une garde rapprochée et fidèle, composée de compagnons à qui il avait sauvé la vie, et qui nourrissaient une certaine rancœur envers les souverains qui les avaient envoyés à une mort certaine. Pour un Alfide, cette situation était très déstabilisante, car la rancune était un sentiment rare, surtout dans une société où le respect de la hiérarchie prédomine.

     Si Agadémas comprenait les raisons pour lesquelles Aleňdar refusait de s’incliner devant les monarques, il fut tout de même surpris de ne pas voir les champions se prosterner devant leurs visiteurs.

     - Vous ne saluez pas vos rois ? demanda Agadémas, indigné.

     - Ils ne sont plus vos subalternes, mais mes conseillers, répondit Aleňdar avec autorité.

     Irrité, le roi Saxonien dévisagea Ifania :

     - Tu savais qu’il réagirait de la sorte ?

     - Il est notre empereur, il a tous les droits sur nous.

     - Tu m’as tendu un piège.

     - Les Alfides se doivent assistance mutuelle, Agadémas. Ton idée n’était pas mauvaise, mais tu ne peux pas désigner un empereur et lui ordonner d’agir selon notre bon vouloir, même si nos intentions sont louables. Nos champions ont su se surpasser pour montrer qu’ils étaient dignes de la confiance que nous leur avons accordée. Ils sont artistes, à leur façon.

     - Artistes ? Je ne comprends pas. Je ne voulais pas des artistes, je voulais des champions pour asseoir notre hégémonie.

     - Être un champion, c’est aussi être un artiste, dans une certaine mesure. Et ces héros se sont comportés en artistes. Je m’explique : nous confions non seulement nos émotions à un artiste, mais aussi notre crédulité, une crédulité que nous acceptons de suspendre pour contempler une œuvre d’art, œuvre qui découle de la pensée de l’artiste, qu’elle soit bonne ou mauvaise. Nous pouvons l’approuver ou non, l’aimer ou la rejeter, mais elle existe en tant que telle, car elle est l’émanation même d’une pensée. Et nous ne pouvons pas la contrôler. C’est ce qui se passe ici même. À notre demande, Aleňdar a été le maître d’œuvre de cette épreuve. Il a été aidé par d’illustres inconnus devenus des personnes de confiance, des concurrents devenus des alliés, puis des compagnons. Il a su fédérer son groupe comme tu désires fédérer ta nouvelle nation. Si tu interviens pour le soumettre, non seulement tous ses efforts auront été vains et les sacrifices inutiles, mais ton propre projet de fédération échouera.

  Désorienté par les propos d’Ifania, Agadémas prit un moment pour réfléchir avant de trancher :

     - Je comprends, dans ce cas je me soumets à l’autorité de l’empereur Aleňdar.

   Agadémas s’agenouilla devant le héros devenu maître du Taɍâşùl, suivi par Ifania, puis par les autres monarques, leurs gardes, et bien sûr, les autres héros.


10


   Il fallut une bonne année pour bâtir la capitale de l’empire sur le mont Stùbareš, une capitale qui porterait le nom de son premier empereur : Aleňdovar. Cette cité fut érigée en marbre blanc pour que tous puissent la voir de loin, de très loin. Des statues furent dressées à la mémoire des champions Alfides morts durant cette épreuve, mais aussi à celle des Garouls qu’ils avaient tués, notamment Farkas. Aleňdar craignait que la forêt d’Eňdozorna ne lui en veuille d’avoir fait périr ses gardiens, et il avait donc insisté pour leur rendre hommage. Il voulut s’adresser à eux afin de trouver un accord sur le partage du territoire, mais ils avaient disparu. Non pas que la race des Garouls se fût éteinte : ils étaient simplement dispersés un peu partout dans les forêts du Taɍâşùl. Mais la meute de Farkas, elle, avait disparu. Jagas pensait qu’ils s’étaient terrés dans les souterrains de la forêt, mais personne n’osait s’y aventurer, à raison.

    Malgré ce mystère, la nouvelle cité prospéra. Et sous le commandement d’Aleňdar, le Taɍâşùl devint la lumière d’un monde en perpétuel changement. Les Alfides étaient les enfants de la terre ; au fil des âges, leur maîtresse nature les avait dotés de dons prestigieux. À présent, les voilà dominateurs du monde, par leurs propres moyens.

   Lorsqu’ils apprirent que la race divine avait bâti cette fabuleuse capitale opaline pour régner sur leur empire, les Humains s’empressèrent d’apporter des offrandes à leurs dieux. Certains proposèrent même de se mettre à leur service en tant que serfs ou serviteurs. En guise de reconnaissance, l’empire Alfide intervenait plus régulièrement dans la vie des Humains, soit pour arbitrer un conflit pouvant mener à la guerre, soit pour aider leurs adorateurs à lutter contre les terribles carnassiers ou les êtres démoniaques qui n’hésitaient pas à attaquer des villages humains.

    Et pendant que ce nouvel empire prospérait et inondait le monde de sa lumière, Agadémas et Ifania abdiquèrent pour s’installer dans la cité d’opale. Ils sentaient venir le crépuscule de leur vie, et ils voulurent s’établir, même pour un bref instant, dans Aleňdovar. Selon les témoins, ils moururent ensemble, un sourire aux lèvres, un sourire qui exprimait leur satisfaction de voir leurs rêves se concrétiser, de contempler une société unie, et surtout, de pouvoir s’unir tous les deux, aussi bien dans la vie que dans la mort, participant ainsi au renouvellement des générations Alfides.


11


   Aleňdar connut un très long règne durant lequel il pacifia le Taɍâşùl et arbitra les échanges commerciaux entre les divers royaumes. Il organisa tout un système pour administrer le Taɍâşùl, régissant les royaumes qui déléguaient eux-mêmes, à des margraviats, la gestion des régions qui entouraient leurs capitales. Ces margraviats administraient des voïvodies, composées essentiellement de villages humains, et fournissaient les margraviats, les royaumes et l’empire en nourriture et en ressources. Un système qui permettait de veiller sur le continent et d’en assurer l’équilibre. Bien sûr, il existait des endroits très dangereux où se terraient des bêtes terrifiantes et démoniaques, mais le Taɍâşùl était devenu beaucoup moins chaotique qu’autrefois.

     Tout semblait aller pour le mieux pour Aleňdar. Il s’était imposé comme empereur, avait accompli de grands travaux, unifié l’ensemble du continent et non seulement avait-il soumis les Alfides à son autorité, mais aussi les Humains, ainsi que d’autres créatures. Pourtant, ce règne le plongea dans une profonde mélancolie. La nuit, il se rendait sur la terrasse de sa chambre pour regarder la lune et les étoiles. Parfois, il entendait le hurlement des Garouls. Ils étaient encore là, mais où précisément, il l’ignorait. Ce qu’il ne pouvait pas ignorer, c’était que ces hurlements lui rappelaient la mort de Farkas. Une mort qui le hantait. Non parce qu’il l’avait tué, mais parce qu’une phrase l’obsédait, une phrase qui devint une pensée, une pensée qui devint une obsession. Et lorsque Aleňdar parvint au crépuscule de sa vie, il prononça cette phrase, qui l’obsédait, et qui fut la dernière parole d’un empereur ayant apporté de l’espoir en l’avenir : « L’arrogance peut précipiter le trépas, mais d’où viendra ce trépas ? »


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