lundi 5 mai 2025

Au commencement (- 300 000 à - 10 000 avant Dracébal)


 

Né en 1841 à Lùgavàr, dans l’actuelle Galorcie, l’historien Loreňzias Garniral a voué sa vie à l'étude de la préhistoire de notre monde, en particulier celle de notre continent. L’objectif de ses recherches et de ses fouilles était de faire comprendre au monde les fondements de notre société actuelle. Reconnu comme l’un des pionniers de la recherche historique après quarante années de travail, il fut invité au début de l’année 1897 à la faculté de Bratislovàr, en Mayarnie, pour une conférence devant un impressionnant aréopage d’élèves et de professeurs avides de connaissances. Ce que vous allez lire à présent est la transcription de cette conférence, qui a marqué un tournant dans la compréhension historique et cosmogonique de notre monde.

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      Pendant des millions d’années, lorsque le monde portait le nom de Véĉhiùl Régaŧ, de grands géants sillonnaient les terres sur lesquelles ils régnaient en maîtres. S’il existe peu d’informations sur ces êtres titanesques, nous savons que, durant leur apogée, ils étaient de gigantesques primates dont la taille démesurée pouvait atteindre sept, voire huit mètres de hauteur. Ces colosses velus vivaient sur une terre vaste et luxuriante, parsemée d’une flore dense et abondante, ainsi que d’une faune féroce et hostile.

     Ils comptaient peu de prédateurs, hormis quelques monumentaux sauriens très voraces. Animaux d’une extrême férocité et d’un appétit gargantuesque, ces derniers faisaient régner la terreur parmi les autres bêtes, qui craignaient de finir dans leur gosier béant. Les géants étaient les seuls à ne pas être effrayés par ces fauves tyranniques. Peu d’entre eux périssaient sous les crocs des grands carnassiers, pour la simple et bonne raison qu’une confrontation entre un prédateur saurien et sa colossale proie simiesque s’avérait souvent peu judicieuse pour le chasseur. Les maîtres du Véĉhiùl Régaŧ savaient se défendre et pouvaient tuer leurs adversaires pour en faire leur propre gibier. Et si, par hasard, un gigantesque saurien carnassier parvenait à prendre le dessus sur sa proie simiesque, cela se faisait au prix de terribles blessures qui le rendaient si vulnérable qu’il se retrouvait à son tour affublé du prestigieux titre de proie potentielle pour d’autres prédateurs, moins impressionnants mais tout aussi voraces.

     De nature solitaire, ces gigantesques anthropoïdes étaient omnivores et mangeaient peu de viande. Bien sûr, cela pouvait arriver, notamment lors d’une confrontation avec un grand prédateur qu’ils venaient de tuer pour se défendre, mais ôter la vie d’autrui ne faisait pas partie de leurs habitudes. Ce pacifisme leur était salvateur, car même s’ils étaient herbivores, la plupart des animaux qui les entouraient étaient d’énormes sauriens qui savaient se défendre avec férocité. Et les géants n’ambitionnaient point de devenir de la pitance bon marché pour leurs prédateurs naturels à cause d’une sérieuse blessure infligée par une proie à la fois robuste et négligeable. Lorsqu’ils ressentaient l’envie de se nourrir de viande, les géants choisissaient de s’attaquer aux bêtes malades ou en fin de vie, qui s’étaient isolées pour mourir. Ainsi, les colosses participaient au cycle de la nature et ne profanaient en rien la vie que leur offrait la terre.

     Comme la sociabilité ne faisait guère partie de leurs mœurs, ils vivaient en solitaires et, de ce fait, ne possédaient pas de société propre. Mâles ou femelles, ils refusaient de constituer un groupe ou un clan, même s’ils étaient issus de la même fratrie. Ils n’utilisaient pas d’outil, ni d’arme, et étaient loin d’être des bâtisseurs. La nuit venue, ils dormaient soit au pied d’un arbre, soit dans une caverne. Si les mâles appréciaient dormir à la belle étoile, la plupart des femelles préféraient s’abriter dans des cavités, surtout lorsqu’elles venaient de s’accoupler avec un mâle. Véritables gougnafiers, dont le romantisme se limitait à de vulgaires gémissements orgasmiques, ces derniers se carapataient aussitôt la besogne accomplie, plutôt que de veiller sur leurs partenaires. Ainsi, les femelles devenaient vulnérables, et cette vulnérabilité ne cessait de croître lorsqu’elles entraient en période de gestation. La grossesse d’une géante durait neuf mois en moyenne, raison suffisante pour se réfugier dans une caverne et en bouger le moins possible. De cette manière, elles se cachaient pour accoucher en toute sécurité et protéger ainsi leur nouveau-né de tout prédateur.

     Pendant les cinq premiers mois de sa vie, l’enfant géant n’était pas capable de faire grand-chose, il ne savait même pas marcher avant son sixième mois. Pour se déplacer durant cette période, où il était plus proche d’une larve insignifiante que d’un puissant gorille, il s’accrochait à la fourrure de sa mère. Pour chercher de la nourriture, celle-ci devait se déplacer avec sa progéniture accrochée à elle comme une énorme pomme de pin. Et comme elle devait allaiter son éléphantesque chérubin pendant dix-huit mois, la mère se retrouvait encombrée par un enfant à moitié ensuqué qui tétait son sein pendant qu’elle cueillait de quoi se nourrir. Cette situation était très inconfortable en cet instant qui nécessitait une extrême vigilance. Un prédateur pouvait surveiller le coin, à l’affût du moindre faux pas de sa potentielle proie. Ce n’était qu’à l’âge de quatre ans que le petit géant gagnait en indépendance. Au fur et à mesure qu’il grandissait, il s’éloignait progressivement de la caverne maternelle pour enfin devenir solitaire un beau jour de ses cinq ans. Ce détachement permettait à la femelle de retrouver sa vie d’antan et de se trouver un nouveau mâle avec qui s’accoupler et se reproduire à nouveau, plongeant ainsi dans une nouvelle période périlleuse et fâcheuse.

     Au fil des millénaires, en raison de la raréfaction des ressources alimentaires et de la dangerosité croissante des prédateurs, qui se retrouvaient avec moins de bêtes à dévorer, les géants se sociabilisèrent. Au début, ils favorisaient l’entraide, surtout lorsqu’une femelle venait de mettre bas. Puis, l’esprit de groupe se développa pour protéger une zone de cueillette ou un lieu devenu un habitat. Peu à peu, les mâles cessèrent de s’éloigner des femelles après l’accouplement, et commencèrent à développer une certaine forme de conscience, encore très primaire, tout en devenant les protecteurs de leur famille. Généralement, celle-ci était composée du mâle, de la femelle et de deux ou trois enfants. Très vite, pour éviter la consanguinité, des familles se regroupèrent pour former des clans qui s’organisaient autour d’un mâle alpha, le membre le plus costaud et surtout le plus clairvoyant du groupe.

     Cette sociabilité poussa les géants à devenir de grands nomades. Cette errance s’expliquait par la taille colossale de la majorité des pensionnaires du monde, dont l’imposant gabarit et le nombre croissant de naissances nécessitaient d’énormes ressources alimentaires. Et celles-ci s’épuisaient très vite. Sur leur passage, des forêts entières étaient déboisées et de vastes prairies se transformaient rapidement en amples déserts. Au fil des millénaires, face à cet épuisement des ressources, les colosses virent leur taille diminuer, tout comme celle des autres animaux.

     Cette baisse de taille fut accompagnée de grandes évolutions : le nombre de sauriens diminuait tandis que celui des mammifères, des oiseaux et de bien d’autres espèces augmentait. Ces évolutions donnèrent lieu à de curieux mélanges entre espèces et permirent la constitution d’une vaste faune, avec des peuplades très variées. Les géants ne firent pas exception à la règle. Non seulement ils devinrent de moins en moins grands, mais en plus leur apparence moins velue les distinguait nettement de leurs cousins primates. De cette évolution émergèrent deux espèces dominantes : les Humains et les Alfides.

     Ces deux espèces atteignirent leur taille actuelle 300 000 ans avant notre ère. 

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     Lorsque les Alfides atteignirent leur taille actuelle en 300 000 avant notre ère, ils se démarquèrent très vite des autres espèces animales, notamment des Humains. Êtres athlétiques à la peau lisse et peu velue, ils étaient dotés d’une grande élégance physique et d’un sens du discernement très avisé. Leurs capacités intellectuelles leur permirent d’être très avancés technologiquement par rapport à toutes les autres espèces et de posséder des us et des coutumes très raffinés.

     Dénués d’agressivité, les Alfides étaient omnivores, comme leurs gigantesques ancêtres simiesques. Ils ne chassaient qu’en cas de nécessité et préféraient se nourrir des mets que leur offrait la terre.

     Grands, élancés et robustes, la plupart de ces êtres avaient la peau pâle, saupoudrée d’un léger teint de jade qui leur permettait de se fondre dans les arbres ou derrière les fourrés. Certains pouvaient avoir une peau plus foncée en fonction de leur lieu d’origine, tout en gardant ce teint de jade, caractéristique d’une race qui s’apprêtait à vivre des millénaires d’exploits grandioses.

     Leurs sens affinés leur permettaient de vivre sereinement dans les épaisses forêts du Véĉhiùl Régaŧ. Grâce à leurs grands yeux semblables à ceux des félins, ils pouvaient voir de très loin le jour, et ainsi anticiper le danger, découvrir des lieux propices pour leur espèce, et se repérer dans les alentours durant la nuit. D’apparence ordinaire, leurs oreilles pouvaient s’agrandir afin de leur permettre d’identifier un son suspect. Leur nez était semblable à celui des autres hominidés, ce qui limitait considérablement leur odorat dans les environs, mais il était suffisamment développé pour connaître l’origine d’une trace ou déterminer si une plante était empoisonnée ou comestible.

     Dotés d’une extrême beauté, ces êtres aux traits fins et androgynes s’exprimaient avec une voix merveilleuse et agréable, qui transformait chacune de leurs discussions en véritable dialogue parnassien, dont chaque mot, chaque tonalité pouvait enchanter n’importe quelle personne qui s’attardait pour écouter une de leurs conversations.

     Grâce à l’élégance de leur physique svelte et athlétique, au charme de leur visage éblouissant, à leurs sens développés et au doux lyrisme de leurs paroles, ils étaient parvenus à s’unir avec la nature, comme deux amoureux s’épousent pour vivre en communion, pour le meilleur et pour le pire. C’était un véritable amour dans lequel les Alfides respectaient leur environnement et honoraient avec ferveur la flore et la faune. Et si celles-ci pouvaient s’avérer très dangereuses malgré toutes les considérations de ce peuple à leur égard, elles ne manquaient pas de gratitude envers la dévotion qui leur était vouée.    

     Les Alfides étaient aussi très doués de leurs mains et avaient tôt fait d’inventer des outils d’une extrême finesse ainsi que des armes incroyables. L’objet dont ils pouvaient s’estimer être les plus fiers était l’arc. Celui-ci leur permettait d’effectuer des tirs de très loin et d’une grande précision. Ils maîtrisaient aussi très bien l’épée. Taillée dans du silex et soutenue par un manche en cuir pour éviter de s’entailler la paume de la main, celle-ci devint rapidement une des armes de prédilection de ce peuple arboricole. Dans les forêts, ils se déplaçaient d’arbre en arbre avec l’aisance d’un singe et la légèreté d’un oiseau. Que ce soit le maniement des armes ou les sauts dans les arbres, tous leurs gestes étaient exécutés avec une dextérité déconcertante.

     On disait des Alfides qu’ils étaient les enfants de la terre et de la poésie, non seulement pour leur connaissance du monde qui les entourait et les protégeait avec bienveillance, mais aussi parce qu’ils maîtrisaient l’art avec magnificence, surtout la sculpture. D’abord rupestre et primitive, leur pratique se peaufina et devint un domaine dans lequel ils excellaient. La sculpture n’était pas vouée à tous, et seuls quelques artistes talentueux pouvaient exercer cette fonction de manière officielle, même si, en réalité, tous les Alfides s’adonnaient à cette pratique sous forme de loisir.

     L’art sculptural jouissait d’un statut très particulier, car les sculpteurs étaient à la fois fortement estimés par les autorités qui aimaient admirer la beauté de leurs semblables reconstituée dans de l’argile ou de la pierre, parfois même leur propre beauté, et en même temps terriblement dépréciés par les autres corps de métier qui ne comprenaient pas l’utilité de cette fonction.

     Les sculpteurs adoraient représenter leurs propres congénères en pleine action, ou bien ils rendaient hommage à la nature qu’ils vénéraient plus que tout. Celle-ci leur était très reconnaissante. En gage de remerciement, ils obtinrent de sa part une impressionnante longévité qui permettait à ce peuple raffiné de posséder une espérance de vie largement supérieure à deux cents ans. Une longévité qui leur permettait de vivre sans subir les altérités provoquées par les ravages du temps.

     Seulement, cette longévité avait un prix : les Alfides ne se reproduisaient pas beaucoup. Généralement, une femme ne pouvait avoir qu’un seul enfant par décennie et sa durée de gestation s’étendait sur une année complète. Ce cycle d’enfantement ne les gênait guère, car il ne représentait qu’un détail vu leur espérance de vie.

     À l’image de leur fécondité, la sexualité des Alfides était loin d’être exacerbée, bien au contraire. Certes, ils ne faisaient pas l’amour uniquement pour procréer, mais si deux amants éprouvaient une forte attirance physiologique l’un pour l’autre, ils partageaient des moments tendres et sensuels pendant quelque temps avant de passer à autre chose. Leur désir charnel était très faible et ce, malgré leur extrême beauté, une beauté qu’ils se plaisaient à contempler, d’où les nombreuses représentations d’Alfides dans la sculpture, art principal de cette espèce éthérée.

     Grâce à la clémence de la nature qui les protégeait des ravages du temps, il s’avérait qu’au crépuscule de leur vie, les Alfides très âgés avaient très peu de rides. Certes, leur visage et leur morphologie avaient changé, mais ils étaient plus proches d’une personne âgée d’une quarantaine d’années et bien portante que d’un vieillard sénile et décrépi. Et même si leurs réflexes et leur dextérité s’étiolaient avec le temps, ils restaient vaillants jusqu’à leur dernier souffle. Cette bénédiction s’expliquait en partie par les offrandes de la nature, mais aussi par leur maîtrise de la médecine qui leur permettait de ne pas connaître la maladie et de se soigner rapidement en cas de blessures.

     Leurs liens très particuliers avec la terre et la nature expliquaient aussi leurs rites funéraires. Si les Alfides ne croyaient pas en la puissance d’une divinité céleste, en revanche, ils croyaient fermement en l’énergie vitale de la terre nourricière. Le défunt était toujours enterré sous un arbre dans une capsule funéraire. Cette pratique permettait à l’arbre de puiser dans le corps du défunt pour se nourrir et se reproduire. Les naissances étaient célébrées de la même façon, puisque l’enfant était déposé au pied d’un arbre funéraire afin de se nourrir de l’énergie de celui-ci, énergie alimentée par l’âme d’un défunt. De cette manière, l’enfant était béni et recevait la connaissance, la sagesse et la force de son aïeul. Ainsi allait le cycle de la vie des Alfides et de la nature.

     Même s’ils étaient répartis un peu partout dans le monde, la majorité d’entre eux vivaient sur le versant ouest du Véĉhiùl Régaŧ, le versant est étant totalement inconnu à l’époque. Grâce à leur intelligence et à leur culture, les Alfides vivaient en communauté. À l’inverse de leurs colossaux ancêtres, ils n’étaient pas de grands nomades, ce qui expliquait leur rapide sédentarisation, une sédentarisation déjà amorcée lorsqu’ils étaient encore des géants, il y a des milliers d’années.

     Durant les premiers millénaires de leur existence, les Alfides vivaient dans les arbres pour éviter les prédateurs terrestres. La nuit, chaque membre se retirait seul pour dormir dans un énorme cocon, appelé aussi berdagaň. Constitué de gigantesques feuilles et de délicats fils de soie, ce cocon suspendu par une liane à la branche d’un arbre pouvait faire le double de leur taille. Il avait pour vocation de non seulement permettre aux Alfides de dormir paisiblement la nuit, mais surtout de se régénérer, ce qui expliquait leur extraordinaire longévité et leurs aptitudes physiques et mentales qui diminuaient très peu avec le poids des ans.

     La notion de couple n’existait pas, et les Alfides n’étaient pas forcément monogames. Ils faisaient l’amour soit pour procréer, soit parce qu’ils ressentaient une forte attirance mutuelle. Toutefois, ils préféraient avoir des partenaires réguliers lorsqu’ils voulaient faire l’amour. D’ailleurs, ils ne ressentaient pas du désir uniquement pour une personne de sexe opposé. Il leur arrivait d’éprouver une forte attirance pour une personne du même sexe, sans préjugé de la part des autres membres du clan.

     Depuis leur émergence, les Alfides ne faisaient aucune distinction sociale entre les hommes et les femmes, et les évolutions de leur société ne brisèrent pas cette règle. Quel que soit son sexe, un Alfide pouvait être seigneur, conseiller, druide, soldat, chasseur, bâtisseur, agriculteur ou sculpteur.

     Évidemment, lorsque les femmes devaient accoucher, elles interrompaient leur devoir, mais une fois rétablies, elles retournaient à leur fonction. À ce moment-là, les enfants étaient confiés à des personnes chargées de leur éducation juste après leur baptême au pied d’un arbre.
Lorsqu’ils étaient bébés, ils étaient placés dans une couveuse de soie qui faisait office de cocon plus petit que celui de leurs aînés. L’enfance d’un Alfide durait environ une dizaine d’années, période où celui-ci apprenait auprès de la personne chargée de son éducation les rudiments de sa culture, comme parler, compter et respecter son environnement. En revanche, l’adolescence durait trois bonnes décennies, une bien longue période durant laquelle le jeune Alfide apprenait le métier qui lui était destiné ainsi que le maniement des armes et des outils. En effet, la personne en charge de son éducation se chargeait de déceler les compétences de la jeune personne sous sa tutelle afin de lui permettre de s’orienter vers un métier pour lequel il serait apte et répondrait aux exigences et aux besoins de la société Alfide.

     Les Alfides avaient la particularité de voir les parents se désolidariser de l’éducation de leurs enfants. Lorsque ces derniers sortaient des couveuses qui leur permettaient de s’alimenter sans l’aide de leur mère, ils étaient confiés à une préceptrice ou un précepteur, chargés de leur éducation. D’ailleurs, les enfants connaissaient rarement l’identité de leur parent génétique.
Cette manière de procéder alimentait un préjugé ridicule, mais tenace, selon lequel les Alfides éprouvaient peu d’émotion et étaient dénués d’empathie. Un préjugé renforcé par le fait que les enfants n’étaient pas le fruit d’un amour véritable, mais uniquement le résultat d’une nécessité physiologique de la femelle qui entrait en période d’ovulation, et qui devait satisfaire son besoin d’enfantement pour garantir la pérennité d’une espèce à la fécondité faible et tardive.
Habituellement, c’était la future mère qui choisissait le géniteur parmi un de ses amants réguliers. Cette monogamie inexistante et l’absence de liens familiaux contribuaient à rendre la notion de jalousie aberrante, mais surtout à limiter le népotisme et les dynasties familiales à la consanguinité avérée et nocive.

     Vers l’an – 100 000, après deux cent mille ans à vivre dans les cimes forestières, les Alfides commencèrent à descendre des arbres pour fonder des villages sur la terre ferme, de préférence dans des collines ou des petites montagnes, non loin des forêts et des rivières. Ils connaissaient chaque recoin pour tendre des pièges à leurs agresseurs et communiquaient toujours de manière complice avec la nature. La faune et la flore devenaient de véritables alliées. Ces petites bourgades étaient constituées de baraques en bois pour protéger les cocons, et abritées par des palissades afin de dissuader tout éventuel prédateur de les attaquer. Toutefois, les anciennes maisons arboricoles n’étaient pas abandonnées, bien au contraire, elles s’étaient muées en véritables réseaux de défense où excellaient les archers.

     Durant ces deux cents millénaires, les Alfides n’avaient pas vraiment d’ennemis. Il s’agissait surtout de carnassiers comme des smilodons ou des loups, ou alors d’animaux hybrides comme de gigantesques serpents à tentacules qui vivaient dans les marais, ou d’effrayants lycanthropes qui se délectaient de la chair tendre de personnes assez inconscientes pour s’esseuler un peu trop loin dans la forêt. Généralement, lorsqu’une créature de ce genre venait à montrer le bout de son nez, les archers arrivaient toujours à la repousser, et parfois à la tuer. Un prédateur abattu était toujours l’occasion de fournir de la viande à tout le village, et donc d’éviter de chasser d’inoffensifs animaux pendant quelque temps.

     Véritables pacifistes, les villages Alfides n’entraient jamais en conflit les uns contre les autres, bien au contraire, ils échangeaient rapidement des informations, des vivres ou des objets entre eux. Par ce biais, ils développèrent une certaine forme de commerce et les villages s’entraidèrent. Cette solidarité permit aux Alfides de poser les prémices d’une société avancée, une avancée facilitée par le langage puisque ces fabuleux êtres au teint de jade parlaient tous la même langue. Bien sûr, quelques régions possédaient leur accent propre et un vocabulaire bien singulier, mais le fait d’avoir un langage commun était un véritable atout, car cela permettait à chaque village de ne pas vivre en autarcie. Ce langage unique datait de l’époque des cités forestières. Il avait été acquis grâce à la symbiose entre ce peuple et la nature, qui leur avait offert le secret de son propre langage, un langage composé de sonorités poétiques et enchantées, et qui permettait aux Alfides de mieux se comprendre et d’identifier chaque élément de leur écosystème.

     Ce fut durant cette période que l’écriture entra dans la civilisation de cette espèce déjà débordante d’élégance. Bien longtemps avant, ils maîtrisaient la gravure, ce qui permettait aux sculpteurs de signer leurs œuvres ou aux éclaireurs de signaler des endroits dangereux ou prospères. Ce ne fut pas une tâche facile de retranscrire toutes les subtilités de leur langue, et surtout de la coordonner avec les autres villages, surtout sur un si grand continent, mais ils y parvinrent minutieusement. Pour y parvenir, les scribes se transmettaient leurs idées grâce à l’aide d’oiseaux qu’ils utilisaient pour envoyer des messages. En quelques siècles, le langage Alfide fut retranscrit sur du papier fabriqué à partir d’une pâte constituée d’un mélange de grandes feuilles écrasées. Après avoir été malaxé, le mélange était répandu sur un énorme cadre de fil à soie tissé. Pour répandre la pâte végétale, les ouvriers Alfides utilisaient un pinceau trempé dans de l’eau. Une fois que la préparation était sèche sur le cadre de soie, les ouvriers découpaient les éléments pour en faire des feuilles de papier. Il ne restait plus qu’aux scribes d’écrire avec des plumes plongées dans de la poudre de minerai mélangée dans de l’eau. Au fil des millénaires, les techniques d’écriture s’améliorèrent et les scribes créèrent un véritable alphabet, proche de celui que nous connaissons, avec ses nuances et ses subtilités. Et en même temps que l’écriture évoluait, la société Alfide développait de véritables réseaux de communications grâce à des coursiers, animaux ou non, qui portaient des messages aux autres villages.

     À partir de l’an – 50 000, les villages commencèrent à se regrouper pour former des seigneuries. Le but était de permettre à chaque société Alfide de posséder un organe capable d’organiser les récoltes, la chasse et la défense de chaque bourgade. Le seigneur faisait en sorte que les fruits du labeur de la journée soient partagés de manière équitable afin d’éviter les gaspillages et que personne ne soit lésé, meilleur moyen d’éviter les conflits. Élus par les habitants de leurs bourgades, les chefs de villages désignaient eux-mêmes les seigneurs qui dirigeraient la contrée. Le choix de ces autorités se faisait systématiquement après la mort ou l’abdication du suzerain en place.

     Ce fut durant cette période que les vêtements évoluèrent. Des vêtements qui avaient une place très importante et qui faisaient office d’excellents substituts pour leur faible pilosité corporelle. Si durant la fin de leur évolution de l’état de géants en Alfides, ils portaient déjà des habits rudimentaires conçus à partir d’herbes, de feuilles et de plantes, au fur et à mesure, ils se mirent à maîtriser la soie qu’ils mélangèrent aux tissus végétaux pour se confectionner d’amples et gracieuses tuniques à la fois légères sur la peau et pratiques pour le déplacement dans les arbres ou en terrain forestier.

     Puis, en – 10 000, dans un souci d’unifier la société Alfide, les seigneuries se regroupèrent pour former des royaumes. Ceux-ci étaient délimités géographiquement par les montagnes, les forêts ou les fleuves. Ainsi naquirent les régions actuelles de Bormavie, Saldanie, Langronie... soit plus d’une centaine de contrées réparties à travers tout le versant ouest du continent. Les rois étaient élus par les seigneurs dès le décès ou l’abdication du précédent. Cette façon de procéder permit aux Alfides de maintenir l’équilibre de leur société et d’éviter le déclenchement de guerres fratricides absurdes.

     Malgré l’absence de notions belliqueuses pour ce peuple pacifiste qui avait banni l’envie, la jalousie et la convoitise de son vocabulaire, les Alfides n’étaient pas exempts de tout conflit. S’ils ne se faisaient pas la guerre entre eux, en revanche, ils étaient souvent confrontés à leurs homologues plus agressifs et moins civilisés : les Humains.

 3

     Dotés d’un physique moins élégant, d’un visage ingrat et grossier, les Humains étaient moins avancés culturellement et complètement profanes technologiquement. Outre leur manque de connaissances, ils se distinguaient surtout des Alfides par leur comportement agressif et primitif. De plus, ils étaient très jaloux et envieux, à la fois de leurs lointains cousins et de leurs propres congénères.

     Pourvus d’une forte pilosité, ces êtres massifs et trapus étaient musculairement plus robustes, mais beaucoup moins athlétiques que leurs délicats cousins. S’ils étaient capables de porter des charges très lourdes, leur dextérité, quant à elle, était moins gracieuse et leurs gestes moins précis. À la différence du physique bréviligne des mâles, celui des femelles demeurait plus gracile et raffiné. Pour exprimer tout leur intérêt envers leurs paires féminines, les hommes ne manquaient jamais de faire étalage de leurs plus courtoises mufleries.

     Si leur longévité était amplement plus faible que celle d’un Alfide, en revanche, ils se reproduisaient très vite. Lorsqu’elle ne rendait pas l’âme pendant l’accouchement, une femelle pouvait donner naissance à plus d’une douzaine d’enfants dans sa vie. Durant la tendre période qu’était l’enfance, il arrivait parfois de voir un de ces délicieux chérubins quitter ce vaste monde prématurément à cause d’une maladie mortelle ou du fort appétit d’un prédateur amateur de chair tendre. Malgré ces incidents, qui, au-delà de leur atrocité, faisaient partie de la vie d’un groupe, leur propagation restait largement suffisante pour les voir empiéter sur le territoire Alfide.

     Les Humains vivaient en petits groupes dans des grottes ou des cavernes, habitudes héritées de leurs gigantesques ancêtres pour se protéger des prédateurs. Ces logis leur permettaient aussi de bénéficier d’un endroit chaud, aussi bien la nuit que durant les périodes froides. Ce groupe était dirigé de manière clanique par un binôme composé d’un mâle alpha, homme très costaud chargé de s’occuper de la sécurité et de l’ordre moral du clan, et d’un doyen, la personne la plus âgée censée représenter la sagesse. Lorsque les Humains étaient nomades, il arrivait fréquemment que le mâle alpha décide d’abandonner la personne sage sur la route, au motif que celle-ci pouvait ralentir l’avancée du groupe. En réalité, c’était un moyen pour le chef du clan de se débarrasser d’un individu qui pouvait rapidement devenir gênant. Mais avec la sédentarisation, le rôle de la personne vénérable prit une place beaucoup plus importante. Au-delà de la sagesse, elle représentait la spiritualité et le savoir. Sa connaissance des dessins rupestres, sa science des herbes médicinales et sa compréhension du monde lui octroyait la place d’érudit, qui jouissait de l’écoute et de l’adoration de tous les membres du clan, au grand dam du mâle alpha.

     Mais ce n’était pas cette cohabitation qui ennuyait le plus le chef du groupe. Après tout, le doyen n’était pas si dangereux pour la légitimité du chef, et très souvent, une bonne entente entre les deux décideurs s’avérait être l’option la plus profitable pour tout le monde. Non, ce qui ennuyait vraiment le chef, c’était l’avidité des jeunes mâles. Naturellement, le statut de chef était très convoité, car en tant que mâle alpha, il avait priorité sur la nourriture et surtout, il avait droit sur toutes les femmes avec qui il pouvait engendrer une descendance, mais aussi se faire plaisir sans véritable but autre que la réjouissance orgasmique. Un droit de cuissage avant l’heure dans un système tribal où le romantisme se limitait à quelques grognements rauques et à de petites tapes affectives après l’accouplement pour remercier la belle de s’être offerte, très souvent malgré elle.

     Si le désir sexuel était très faible chez les Alfides, chez les Humains, il était tellement fort qu’il pouvait créer des problèmes et engendrer des conflits. De même, si la jalousie n’existait pas chez les Alfides, elle était très présente chez les Humains. Désir insatiable et envie indécente étaient les ingrédients malsains d’un mélange amer et violent dans une société qui était encore loin d’être construite.

     Facilement en rut et inexorablement opportunistes, les jeunes mâles convoitaient ces privilèges non sans une perverse avidité. Parfois, l’un d’entre eux, saisi par la cocasserie de son opportunisme, ou par une concupiscente ânerie, bien souvent les deux, prenait son courage à deux mains et provoquait le chef dans un duel brutal et outrancier. Dans l’espoir de devenir chef et d’obtenir les privilèges de son adversaire, le jeune rebelle montrait ses dents et se tambourinait le torse pour chercher à impressionner le chef. Évidemment, cela ne marchait jamais, et le mâle alpha, agacé par les manières du jeune malotru venu le provoquer, répondait immédiatement à la provocation de son rival afin de lui infliger une bonne dérouillée. À l’issue de ces confrontations, le perdant devait se soumettre au vainqueur ou quitter le groupe.

     L’option de l’exil était toutefois rare. Non seulement vivre en solitaire était dangereux, surtout depuis que les Humains s’étaient dissociés des puissants primates et ne possédaient plus les attributs des géants d’autrefois, mais aussi parce que le clan avait besoin de mâles pour suppléer le chef. De nature envieux et méfiant, ce dernier avait tout de même conscience que maintenir la cohésion du groupe était fondamental pour la répartition des tâches, la reproduction de l’espèce et la lutte contre les dangers. Parce qu’à la différence des Alfides, les Humains étaient de véritables proies, et ce, même après la découverte du feu. Les bêtes fauves se donnaient à cœur joie de s’attaquer à ces grands singes avec une pilosité défaillante et une musculature rabougrie. Un miracle que cette espèce chétive ait pu survivre face à tant de prédateurs. Dès qu’ils sortaient de leur abri caverneux, ils subissaient une attaque de carnassier. Dans la majorité des cas, ces assauts se déroulaient en journée, lorsqu’ils évoluaient en groupe pour la chasse ou la cueillette. Tantôt, c’était un smilodon qui se jetait avec avidité sur une cueilleuse malavisée qui s’était un peu trop éloignée du groupe pour récolter des fruits ; tantôt, c’était un éclaireur malchanceux qui se faisait dévorer par un ours des cavernes lors d’une exploration de grotte afin d’en faire un logis. C’était dans ce genre d’instant que le mâle alpha devait intervenir pour défendre sa communauté. Et dans ces moments critiques, il devait absolument se distinguer, car bien souvent, c’était à la suite d’une attaque de prédateur que son autorité était contestée.

     Outre les bêtes sauvages, les Humains devaient aussi se confronter à des créatures dangereuses et voraces engendrées par des milliers d’années d’évolution et de mutation. Là aussi, à l’inverse des Alfides, ils se montraient très vulnérables. Les monstres auxquels ils avaient affaire étaient redoutables, et l’affrontement nécessitait une véritable organisation défensive pour limiter les pertes. Or, si les Humains vivaient en communauté, ils demeuraient profondément individualistes, et sans véritable cohésion de groupe, les attaques de créatures maléfiques se muaient bien souvent en carnages. Parfois, un clan entier pouvait être éradiqué par ces effrayantes bêtes.

     Démunis devant ces créatures à la fois sanguinaires et intelligentes, ils n’avaient pas d’autre choix que de faire des offrandes ou des sacrifices. Pour apaiser la fureur de leurs bourreaux, ils offraient des bêtes, gibiers ou domestiques, quelques fois mortes, bien souvent vivantes. Mais les animaux étaient précieux, et de temps en temps, ils devaient sacrifier un humain pour économiser le bétail. La personne choisie pour être jetée en pâture à un monstre n’était pas toujours volontaire et surtout, jamais consentante. Toutefois, ces sacrifices permettaient de calmer les créatures un certain temps et d’éviter des affrontements sanglants pendant quelques jours. Ce n’était pas suffisant mais cela offrait un peu de répit.

     Race belliqueuse guidée par l’envie et la jalousie, les Humains adoraient lorgner sur l’habitat de leurs voisins. Évidemment, la convoitise provoquait des affrontements pour du gibier, des fruits ou un point d’eau. Bien souvent, ils se battaient pour un bout de territoire. Ces combats permettaient aussi à l’un des clans belligérants d’enlever des membres de la tribu adverse afin d’en faire des esclaves à sacrifier. Ceux-ci étaient emmenés vivants près de la tanière d’un monstre qui demeurait non loin du village. Une fois attachés sur un autel improvisé, ils étaient offerts aux créatures, qui n’avaient plus qu’à se délecter de la chair de ces offrandes. Toutefois, le sacrifice n’était ni le but, ni la cause de ces querelles, et l’enlèvement gratuit n’était pas encore un réflexe chez les Humains, même si le machiavélisme était déjà bien ancré dans leur esprit.

     Paradoxalement, s’ils étaient belliqueux, les Humains n’aimaient pas trop l’affrontement. Si un combat devenait trop intense ou trop risqué, ils préféraient fuir à toutes jambes. En vérité, ils n’étaient pas très bien équipés. Ils possédaient des armes très rudimentaires, comme des lances en bois, des frondes beaucoup moins précises que les arcs Alfides, et des couteaux en pierre. Ils ne possédaient ni armures, ni boucliers, et combattaient toujours sans protection. En revanche, ils avaient de très bonnes techniques de chasse, des techniques efficaces qu’ils reproduisaient lors d’une échauffourée, c’est-à-dire une bataille dans laquelle ils se contentaient de hurler un bon moment avant de se jeter des pierres et des lances au visage.

     Mais les Humains n’étaient pas que des êtres grossiers et ingrats, et ils étaient loin d’être dénués de talents et d’atouts. Ils excellaient dans l’art. À la différence des Alfides, qui avaient une véritable passion pour la sculpture, les Humains préféraient les peintures rupestres. Grâce à des minerais broyés, ils fabriquaient de la poudre colorée avec laquelle ils dépeignaient avec précision leur vie sociale à l’aide d’un pinceau fait à partir de tiges, de roseaux ou d’un os creux. Les plus âgés contemplaient ces représentations rupestres comme de l’art testamentaire, dans l’espoir que les générations à venir s’amélioreraient et ne commettraient pas les mêmes erreurs que leurs aïeux.

     Même s’ils étaient pourvus d’une forte pilosité héritée de leur état de primate, les Humains portaient des vêtements, et ce, très rapidement dans leur évolution. Ces habits étaient faits à partir de peau, de fourrure ou de cuir d’animaux qu’ils avaient tués lors de la chasse. Quelquefois, ils utilisaient des matières végétales afin de se prémunir contre les parasites qui aimaient se loger dans les matières animales. Bien souvent, lorsqu’ils tuaient un ours ou un lion, le mâle alpha arborait avec fierté un couvre-chef confectionné à partir de la tête du puissant fauve abattu, pour affirmer son autorité.

     S’ils possédaient une société propre, les Humains ne se répartissaient pas les tâches. Tout le monde partait à la chasse ou à la cueillette, peignait sur les murs ou défendait le camp. Seules les mères et les anciens se tenaient en retrait pour éduquer les enfants. Il n’y avait pas vraiment de monogamie ou de notion de couple, mais il était fréquent de voir deux Humains s’accoupler régulièrement ensemble, et pas forcément pour enfanter. Mais avec le droit de cuissage du mâle alpha et la forte libido de l’espèce, il était difficile d’affirmer qu’il s’agissait de monogamie, mais plutôt d’une habitude manifestée par une attirance réciproque et fréquente. Les Humains laissaient exploser leur appétit charnel dès la puberté, période durant laquelle les mâles cherchaient à impressionner les femelles de n’importe quelle manière. Il était fréquent de voir des mâles se battre ardemment pour obtenir les faveurs de la belle convoitée. Parfois, ces grands dadais s’entre-tuaient bêtement pour plaire à une femelle qui finissait par se choisir un autre mâle plus gaillard et moins stupide. Parce que ces dernières avaient aussi leur mot à dire, et parfois elles choisissaient elles-mêmes leur partenaire de plaisir ou d’enfantement.

     Durant toute leur coexistence, le mâle et la femelle s’entendaient plutôt bien et élevaient leurs progénitures ensemble, aidés parfois par la communauté qui, malgré les dissensions personnelles, formait un véritable mur de protection pour les enfants, fragiles et précieux descendants convoités par les prédateurs. Parce que si les Humains avaient des défauts, ils connaissaient tout de même la valeur de la vie. Ils devaient juste apprendre à communier avec leur environnement et se contenter de ce qui leur était offert.

 4

     Au début, tant que les Alfides vivaient dans les arbres, les deux races s’ignoraient. Mais lorsqu’ils devinrent terrestres, ils se heurtèrent à l’hostilité des Humains. Ces derniers vivaient dans une totale suprématie et ne comprenaient pas la provenance soudaine d’une race qui s’était mise à changer la surface du monde avec ses étranges cabanes dissimulées derrière des palissades ou dans les arbres.

     Pendant des millénaires, la cohabitation entre les deux espèces fut très difficile. Humains et Alfides s’affrontaient parfois pour la chasse et la cueillette. De manière générale, ces affrontements tournaient en faveur de l’espèce vertueuse, dont les membres étaient mieux organisés en termes d’attaque et très avancés en termes de défense. Lorsque les premiers royaumes furent bâtis, c’est-à-dire en l’an -10 000, ils avaient su maîtriser le bronze et se confectionner des épées plus maniables, des javelots plus efficaces, des arcs plus malléables avec des flèches aux pointes plus solides, des armures en cuir et des boucliers résistants. Leurs armes étaient extrêmement efficaces et beaucoup moins rudimentaires que celles des Humains, et surtout suffisamment redoutables pour faire fuir une meute belliqueuse d’hominidés enragés.

     La capacité des Alfides à communiquer sans entrave avec la nature leur avait permis la domestication rapide des animaux. Véritable atout pour les Alfides, elle leur permettait de disposer d’animaux pour se nourrir ou les aider dans leurs tâches agricoles. Bien vite, les bêtes allaient devenir de véritables alliées dans les échauffourées. Leurs montures favorites étaient les mégacerfs, ces puissants cervidés géants, maîtres incontestés de la forêt, aussi majestueux que ravageurs. D’un coup de corne, ces fabuleux animaux pouvaient embrocher n’importe quel adversaire un peu trop téméraire. Les chevaux, en revanche, n’étaient pas encore des montures très prisées à l’époque. Ils servaient surtout à labourer les champs, au même titre que les bœufs. Ce ne fut qu’au fil des siècles que les équidés prirent une place de plus en plus importante. Les Alfides avaient aussi réussi à domestiquer les chiens-loups. Ces bêtes étaient de véritables alliées pour défendre un village lors d’une attaque d’animaux sauvages, de créatures féroces ou d’une meute d’Humains mal embouchés.

     L’utilisation de ces animaux s’avérait être d’une efficacité redoutable, aussi bien lors d’une expédition que dans leur propre habitat. Comme certains prédateurs, les Humains n’hésitaient pas à attaquer les villages pour les piller. Mais à la différence d’un prédateur, ils n’étaient pas très discrets, et bien souvent, des meutes d’Humains déchaînés se mettaient à hurler devant les palissades d’une ville fortifiée pour effrayer les défenseurs. Pour repousser ces visiteurs inopportuns et bruyants, une simple salve de flèches et un groupe de cavaliers suffisaient pour faire fuir ces épouvantables intrus. La vue de quelques mégacerfs déboulant à toute allure suffisait pour transformer de belliqueux agitateurs en pleutres apeurés.

     Les Alfides n’avaient pas de réelles envies de tuer des Humains. Comme avec les autres animaux, ils ne tuaient que par nécessité. Toutefois, ils étaient bien surpris de constater que leurs ennemis les plus querelleurs étaient ceux dont ils se méfiaient le moins. En revanche, ils étaient unanimes sur le fait que les Humains étaient d’hostiles effrontés, négligeables mais teigneux.

     Au fil des siècles, à force de subir des revers lors de leurs tentatives ratées de pillages grotesques, les Humains devinrent moins belliqueux envers leurs congénères, et leur attitude envers ces derniers changea progressivement. À force d’être repoussés par des charges de mégacerfs, ils n’osaient plus attaquer les villes fortifiées de leurs délicats voisins, ou défier des groupes d’Alfides en maraude. Au fil du temps, les Humains se montrèrent moins agressifs envers leurs cousins raffinés, plus courtois même. Parfois, des groupes de chasseurs-cueilleurs s’écartaient avec respect lorsqu’ils voyaient des Alfides se prêter à la même tâche. Ils se surprenaient même à s’émerveiller devant leur abondante cueillette et aussitôt, ils essayaient de reproduire les mêmes techniques avec plus ou moins de facilité. Ils faisaient de même avec les braconniers de l’espèce éthérée. Émerveillés, ils les observaient chasser un animal avec toute la vigueur et le respect qui les caractérisaient.

     Mais ce qui les enchantait par-dessus tout, c’était de voir des Alfides affronter avec courage et dextérité de terribles bêtes féroces qui faisaient régner la terreur dans leurs contrées. Un peu partout sur le continent, les Humains commencèrent à se rapprocher des villages de leurs cousins raffinés afin de bénéficier de leur protection officieuse.

     Il fallut encore quelques siècles pour voir des groupes d’Humains se faire aider par ceux qu’ils détestaient autrefois. Amusés de voir des groupes d’hominidés les épier avec des yeux émerveillés avant de les recopier, les Alfides offraient une part de leur gibier ou une partie de leurs récoltes à ces Humains qui pensaient ne pas être vus.

     Autrefois bellicistes, puis craintifs, les Humains devinrent admiratifs et reconnaissants envers leurs ennemis d’autrefois, devenus de réels démiurges à leurs yeux. Dans les grottes, on vit apparaître des Alfides dans les peintures rupestres. Et inéluctablement, certaines tribus se mirent à vénérer ces bienfaiteurs comme les représentants d’une force surnaturelle dont le but était d’assurer l’équilibre dans ce monde dangereux et inhospitalier.

     Au fil des siècles, les relations entre les deux races s’étaient apaisées. Cette accalmie permit aux Humains de connaître deux grandes révolutions.

     La première fut la fin de la suprématie du mâle alpha dans les clans. Ce n’était plus forcément le plus fort qui devenait le chef, mais plutôt le plus sage, le plus malin ou le plus intelligent, aptitudes autrefois négligées et qui auraient pu sauver plus de vies par le passé. Les femmes pouvaient devenir cheffes, elles aussi. Ce nouveau fait n’empêchait pas le droit de cuissage, celui-ci existait toujours bien sûr, mais il n’était plus dévolu aux mâles. Quel que soit son sexe, la personne qui dirigeait le clan possédait toujours ce droit. Toutefois, cette règle primitive commençait à disparaître des coutumes humaines, en même temps qu’apparaissaient les débuts de la monogamie chez les Humains. Évidemment, la monogamie était toujours dénuée de romantisme, mais elle contribua à développer la notion de famille dans les foyers.

     Cette première évolution ne parvint pas à mettre fin aux batailles claniques. Bien au contraire, grâce à elle, les chefs exercèrent une nouvelle forme de droit de cuissage sur les prisonniers de guerre qui devenaient des esclaves. Cette nouvelle coutume barbare limitait considérablement les tentatives de renversements de pouvoir, puisque le trône n’était plus forcément convoité à la suite d’une querelle à cause d’un besoin lascif dégénéré ou d’un manque de discernement du mâle alpha qui avait coûté la vie à des membres du clan. Le nombre d’insurrections avait déjà diminué depuis que les sacrifices humains ne consistaient plus à offrir un membre du clan à une créature féroce, mais à calmer celle-ci en lui donnant des prisonniers de guerre comme pitance.

     La seconde révélation était une véritable illumination qui allait révolutionner le monde : contrairement aux créatures sanguinaires, les Alfides ne réclamaient ni offrandes, ni sacrifices, et ne s’attaquaient pas aux villages pour leur bon plaisir. Bien au contraire, non seulement ils évitaient de s’approcher trop près des villages humains, mais en plus, ils portaient assistance à leurs vulgaires cousins pour les aider à survivre dans ce vaste monde. Et une race de nobles protecteurs n’était-elle pas la meilleure alliée pour vaincre d’affreuses créatures avides de chair et de sang ? Cette question trotta longtemps dans la tête des Humains, qui mirent les Alfides sur un véritable piédestal.

     Quoi qu’il en soit, il aura fallu 290 000 ans aux Alfides pour vivre en osmose avec la faune et la flore environnantes et devenir le peuple souverain d’une terre qu’ils baptisèrent le Taɍâşùl.


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Alcidias, l'aube des Héros (- 9000 av Dracébal)


1

« À toi qui lis ces lignes, sache que c’est au crépuscule de ma vie que je me décide enfin à coucher sur papier le récit d’une histoire aussi macabre qu’incroyable. J’ai choisi d’être enterré avec ce message, dans l’espoir qu’il soit découvert par des êtres plus sages que mes congénères. Ces mots portent le témoignage désespéré d’un survivant ayant observé l’existence de puissances occultes qui dépassent l’entendement. Obscures pour certaines, lumineuses pour d’autres, ces puissances, qui dépassent l’imaginable pour un simple humain, régissent le monde à leur façon et possèdent le droit de vie ou de mort sur les malheureux mortels que nous sommes.

2

   Je me nommais Maldoŧ, et j’étais un jeune érudit dans un village situé près du mont Olimbarèš. Les membres de ma communauté me décrivaient comme un jeune homme espiègle, plutôt futé et très curieux. Depuis mon enfance, je passais mon temps dans les grottes à contempler les dessins de nos ancêtres, au grand dam de mes parents, qui espéraient faire de moi l’un des meilleurs maraudeurs de la tribu. Heureusement pour eux, Melckia, ma grande et unique sœur, accomplissait parfaitement cette tâche. Nos parents formaient un couple de maraudeurs très efficace, selon les dires des villageois. Ils revenaient toujours avec du gros gibier et une myriade de fruits qu’on ne savait plus où entasser. Un jour, qui semblait être comme les autres, je les ai vus partir sous mes yeux. Ils avaient pris soin de nous embrasser, ma sœur et moi, avant de s’enfoncer dans la forêt. Ils ne sont jamais revenus. Dans tout le village, on racontait qu’ils avaient été tués par le monstre. Ma sœur n’avait pas encore quatorze ans, et moi, j'allais sur mes dix ans. Par la force des choses, Melckia avait été contrainte de me prendre sous sa garde. Ce n’était pas une mauvaise mère de substitution, mais il était évident que cette place n’avait jamais été désirée, et qu’elle s’était oubliée. Elle avait grandi trop vite, et moi trop lentement.

     À l’époque des faits, Melckia était devenue une femme colossale, musclée et athlétique, à la longue crinière brune. Courageuse et coriace, elle était considérée comme l’une des meilleures chasseuses de la tribu et jouissait d’un profond respect parmi les autres membres du village. Elle refusait tout mariage et avait invoqué son droit de cuissage. Autrefois réservé aux chefs de village, ce rituel barbare et abject s'était mué en un privilège réservé aux plus robustes. Homme ou femme, si la personne s’était distinguée par un exploit héroïque, elle pouvait choisir son partenaire d’un soir. C’était de cette manière que Melckia prenait du plaisir avec les hommes. Les autres femmes n’étaient ni jalouses ni envieuses, car ma sœur était tellement forte et robuste qu’elle inspirait le respect auprès de ses pairs, un respect qui frôlait souvent l’obséquiosité.

     Parfois, les gens se demandaient si j'étais vraiment son frère. Je n'étais pas vraiment musclé, je devais l'admettre. Pourtant, j’étais loin d’être chétif. Je courais vite et je savais grimper aux arbres, chose que ces lourdauds ne maitrisaient pas. Ou très mal.

     Une fois adolescent, ma sœur en eut assez de jouer les mères poules et me confia à Voštàr, le druide du village. Elle pensait qu’à seize ans, je pouvais me débrouiller seul, à condition d’avoir un guide. Ça n’avait aucun sens, mais j’étais d’accord avec elle. Pendant dix longues années, le druide du village m’avait appris de nombreuses connaissances sur le monde comme la cartographie des étoiles, les trésors cachés de la nature que seuls les initiés pouvaient trouver, et surtout l’interprétation des peintures rupestres de mes ancêtres. J’étais flatté et heureux de pouvoir lire ces fameuses fresques qui m’avaient fasciné durant toute mon enfance.

     Voštàr m’avait expliqué qu’après des millénaires à sillonner le monde, notre espèce s’était sédentarisée, choisissant de profondes et vastes cavernes comme demeures. Depuis quelques générations, de nombreuses tribus avaient quitté leurs grottes ancestrales pour bâtir des maisons. Bien sûr, les logis de nos aïeux n’étaient jamais bien loin lorsque le danger se profilait, mais nous n’étions plus les proies privilégiées des prédateurs d’autrefois. Grâce à nos armes, les carnassiers se montraient moins hostiles, et leur nombre avait fortement diminué au fil des générations. Notre espèce profita de cette accalmie pour se rapprocher des points d’eau et développer l’agriculture et l’élevage. Nous manquions de nourriture, et la vie dans les cavités ne permettait plus une société sereine. L’envie d’intimité pour les familles se faisait ressentir de plus en plus, et la vie en communauté dans les grottes n’était pas idéale pour permettre toute aisance personnelle.

     Pour construire nos huttes, nous avions adopté la technique de nos arrière-grands-parents qui avaient décidé de sortir des grottes. Pour cela, nos habitations étaient édifiées avec du bois, de la paille et parfois de la peau animale. Ce changement dans nos habitudes témoignait de notre capacité à vivre selon notre propre rythme, sans dépendre de l’aide extérieure.

     Depuis que nous étions sortis des cavernes, nos conditions de vie s’étaient grandement améliorées. Bien que rudimentaires, les techniques agricoles consistaient à planter des graines et à faire pousser des plantes, des céréales et des légumes, ce qui nous permettait de limiter nos excursions pour la cueillette. S’éloigner du village était dangereux, et le risque devenait encore plus grand lorsqu’il s’agissait de pénétrer dans une zone fortement boisée. Une bête sauvage pouvait surgir à tout moment. Toutefois, malgré ces périls qui menaçaient nos courageux maraudeurs, ces escapades demeuraient encore indispensables et nécessaires.

     Certains animaux étaient devenus nos alliés. Si nos ancêtres avaient déjà commencé à élever du bétail, tels que des chèvres, des moutons, des poules ou des vaches, ces bêtes étaient désormais devenues de véritables partenaires qui nous fournissaient en nourriture. Tout comme l’agriculture, la domestication nous évitait de trop nous éloigner dans la forêt au risque de nous faire dévorer par un fauve. Notre plus grand exploit fut de dompter le loup, un apprivoisement qui ne s’était pas fait sans mal, car ces puissants canidés ne se laissaient pas approcher facilement. Mais nos aïeux avaient réussi. Autrefois prédateurs, les loups devinrent de véritables protecteurs qui surveillaient nos maisons et notre bétail avec dévotion. Nombre de carnassiers n’osaient plus s’approcher de peur d’être confrontés à nos puissants chiens de garde, féroces avec nos ennemis, mais dociles avec nous.

   Avec le temps, nous réalisions que nous avions aussi besoin d’animaux pour transporter des objets lourds, labourer les champs ou nous déplacer le long des cours d’eau. Nous avions d’abord tenté de dresser les mégacerfs, mais ce fut un échec total. Ces animaux majestueux, aux grands bois sur le crâne, ne se laissaient pas approcher facilement. C’était à se demander comment certaines espèces avaient réussi à les apprivoiser. En revanche, les chevaux se montrèrent plus coopératifs avec nous. Dépourvus de cornes, ils étaient moins dangereux pour nos ennemis, mais au moins, ils ne risquaient pas de nous embrocher. Bien qu’utiles pour labourer les champs, les chevaux refusaient catégoriquement de se laisser monter. Depuis l’ère de nos arrière-grands-parents, nombre de personnes avaient tenté de les chevaucher, mais rien à faire, ces satanés équidés ne se laissaient pas faire. Un jour, peut-être que nos descendants y parviendront.

   Mon maître m’avait expliqué que notre espèce avait connu une grande évolution physique, amorcée dès notre sortie des grottes. Nous avions grandi en taille, devenant plus élancés et moins râblés qu’auparavant. Notre morphologie s’était transformée, nos muscles s’allongeant et s’affinant. Nos armes et nos outils devenaient moins rudimentaires. Nos lames, façonnées dans du silex tranchant et solide, nous avaient permis de façonner des armes redoutables comme des épées, des javelots, des haches et des couteaux. Les arcs et les flèches avaient même fait leur apparition, au détriment de la fronde.

     L’abondance des ressources contribua à réduire les conflits entre villages et diminua considérablement le nombre de morts lors des maraudes. Nos talents de guérisseurs demeuraient encore précaires, mais l’arrivée des druides transforma la société. Leur sagesse en faisait des érudits respectés et écoutés de tous. Grâce à eux, nous apprîmes à repousser la maladie et à soigner les blessures. Autrefois méprisés, les sages étaient devenus des piliers incontournables au sein des villages.

     La prospérité dans laquelle nous vivions avait pourtant un prix, celui de vivre quasiment en autarcie. Avec le temps, les communautés humaines évitèrent de se croiser au maximum. De toute façon, cela semblait préférable, car chaque rencontre entre tribus virait bien souvent en combat absurde, où chacun lançait des pierres et des bâtons en hurlant à pleins poumons, comme des benêts. Mon village avait eu la chance de ne pas avoir connu de guerres tribales depuis quelques générations.

     Hélas, il arrivait que notre prospérité fût mise à mal, et que nos moyens de protection se révélassent insuffisants face aux prédateurs. La plupart du temps, nos chiens-loups parvenaient à faire fuir les animaux féroces venus semer la terreur dans nos villages pour voler de la nourriture, et ils accompagnaient toujours une personne partie s’isoler pour accomplir une tâche, comme la cueillette ou faire le tour des pièges. Il fut un temps où de nombreuses vies se perdaient dans le gosier d’un fauve affamé, mais grâce à nos canidés, ces tragédies devinrent de plus en plus rares.

     Cependant, malgré nos progrès, l’espèce humaine demeurait une proie convoitée par des monstres bien plus terrifiants et voraces que les loups ou les smilodons. Ces créatures étaient de redoutables hybrides carnassiers, pour qui les terres du Taɍâşùl constituaient un vaste garde-manger. L’un d’entre eux se nommait Cobraléo. C’était lui qui avait tué mes parents.


3


     Cobraléo était un monstre effroyable qui semait la terreur dans la région depuis deux décennies. Son épouvantable regard foudroyait quiconque osait le défier. Son immense corps de lion aux muscles saillants inspirait la crainte, et ses redoutables griffes acérées lacéraient la chair avec la précision d’une lame. Son abominable gueule de cobra pétrifiait d'effroi quiconque posait les yeux sur elle. Ses dents, telles des poignards, transperçaient la chair de ses victimes avec une violence implacable et une précision mortelle. Sa langue fourchue pouvait étrangler quiconque tentait de lui échapper. Sa queue reptilienne formait un abominable fléau d’arme dont chaque coup infligeait des dégâts irréversibles. Avec cette queue, Cobraléo pouvait saisir n’importe quelle proie par la gorge et la dévorer avec délectation. Cette créature abjecte et sournoise se délectait de la souffrance de ses victimes, et savourait chaque instant où leurs corps étaient engloutis par son abominable gosier avant d’être digérés dans les fétides méandres de ses entrailles.

     Cobraléo vivait sur le versant nord-ouest de l’Olimbarèš, au sud du Taɍâşùl. Il dévastait les villages humains situés autour de son repaire, semant la mort et la destruction. Malgré les offrandes et les sacrifices, il continuait de faire des victimes. Et malgré l’efficacité de nos armes, nous ne parvenions pas à le vaincre. Nos lames ne semblaient même pas l’égratigner. Pire encore, la moindre écorchure plongeait le monstre dans une grande fureur. De nombreux combattants furent dévorés par cet effroyable fauve à tête de reptile. Depuis son arrivée, les affrontements entre les tribus humaines de la région redoublèrent d’intensité. Ces combats n’avaient plus pour objectif de conquérir un point d’eau ou un terrain de chasse, mais de capturer des prisonniers à sacrifier à la bête. Notre village était encore à l’abri de ses razzias, mais nous savions qu’entre le monstre et les rivalités tribales, notre quiétude risquait d’être fortement ébranlée.

     Outre son appétit vorace, Cobraléo était également redoutable en raison de son venin. Ses canines renfermaient un poison extrêmement puissant, et beaucoup de ceux qui avaient réussi à lui échapper moururent après avoir été mordus. Ce venin était insidieux, car il ne frappait pas immédiatement. Les symptômes n’apparaissaient que deux ou trois jours plus tard : d’abord une fatigue intense, suivie d’une fièvre violente qui faisait grimper la température du corps au-delà du supportable, puis une toux dévastatrice, des vomissements incessants, et enfin une mort atroce après des spasmes insoutenables. Mais l’effet le plus épouvantable résidait dans l’accélération soudaine du vieillissement des tissus organiques. Les victimes, affaiblies et prématurément flétries, finissaient par succomber dans un étouffement brutal et douloureux.      


4


     À l’heure où j’écris ces lignes, je me remémore son dernier méfait contre les membres de notre communauté, sans doute l’un de ses assauts les plus sanguinaires. Ce jour-là, une troupe de maraudeurs était partie récolter des baies dans la forêt. Cobraléo avait reçu son offrande deux jours plus tôt et, en toute logique, le groupe pouvait procéder à la cueillette en toute sécurité. Ils étaient cinq : deux couples chevronnés dans la maraude forestière, habiles à repérer les plantes et les baies comestibles, et Vécina, une jeune guetteuse à peine sortie de l’adolescence, à la silhouette élancée et athlétique, et aux courts cheveux bruns qu’elle coupait elle-même « pour ne pas altérer ses sens », selon ses propres dires. Cadette d’une fratrie de trois enfants, elle s’était rapidement distinguée de ses deux imposants grands frères grâce à ses dons d’observatrice. Ces talents impressionnèrent vite les villageois, et lui permirent de devenir l’une des plus jeunes guetteuses de la communauté. D’un simple regard, elle percevait le danger au loin, son odorat affûté lui permettait de détecter la présence d’un carnassier en quête de viande fraîche, et son ouïe captait le moindre bruit suspect, même très lointain. Toutefois, son principal atout résidait dans son exceptionnelle agilité, qui lui permettait de se mouvoir avec aisance dans les arbres. Elle s'était même fabriqué des serres à partir de griffes de prédateurs abattus, qui lui permettaient de grimper jusqu’aux cimes sans risquer de glisser.

   Selon les propos de Vécina, tout se passait bien. La cueillette était bonne, et les maraudeurs plaisantaient entre eux. Soudain, la forêt s’était tue. Surpris par l’immédiateté du silence, le groupe cessa de parler. La jeune femme avait eu le temps de grimper à un arbre pour vérifier ce qui se passait. Elle faisait souvent cela avant d’alerter ses compagnons de maraude. Trop tard. À peine avait-elle commencé son ascension qu’une pauvre cueilleuse fut fauchée par la gueule de Cobraléo. Les trois autres maraudeurs, stupéfiés par la situation, virent que le monstre tenait sa proie encore vivante dans ses crocs. Ils ne pouvaient plus rien pour elle. Voyant la gueule du carnassier obstruée par la malheureuse victime, ils profitèrent de cet instant pour fuir. Malheureusement, Cobraléo s’était montré particulièrement sournois ce jour-là. Après avoir achevé sa prise en la broyant dans sa vigoureuse mâchoire, il se lança à la poursuite des autres maraudeurs dans la forêt, sous les yeux impuissants de Vécina. La bête déploya sa longue langue fourchue et attrapa le conjoint de sa première victime par le cou. Celui-ci périt aussitôt, la nuque broyée par l’étreinte mortelle de Cobraléo.

     Les membres de l’autre couple comprirent que le monstre les traquerait, eux aussi. Alors, courageusement, ils se mirent à l’attaquer. Peine perdue. Avec ses puissantes griffes, le monstre les déchiqueta tous les deux. Il ne restait plus que des morceaux de chair éparpillés dans la forêt, empourprée par le sang de ses victimes.

     Lorsque Vécina s’aperçut que Cobraléo l’avait repérée du haut de son arbre, elle se persuada qu’elle serait sa prochaine victime. Mais la bête la laissa tranquille. Peut-être qu’elle ne savait pas monter aux arbres, ou qu’elle était rassasiée. Quoi qu'il en soit, la pauvre fille dut rester perchée dans les cimes, attendant que le monstre finisse de se repaître de la chair de ses compagnons.

     Deux jours plus tard, Cobraléo quitta les lieux de sa funeste besogne. Vécina attendit un peu. Il ne fallait pas qu’elle se fasse piéger bêtement. Une fois sûre que le danger s’était éloigné, elle descendit de son arbre et prit la direction du village, saine et sauve.


5


     De retour au village, Vécina s'empressa de raconter les événements à Siltarec, notre chef. Troublé par le récit de la jeune guetteuse, il rassembla les habitants le soir même autour d’un feu pour trouver un moyen de se débarrasser du monstre. Selon les récits, nous vivions près de sa tanière, et ces derniers temps, ses attaques s’étaient multipliées de manière inquiétante. Le dernier carnage en date était non seulement monstrueux, mais il montrait bien que le changement dans les habitudes du fauve pouvait entraîner l’éradication pure et simple du village. Par ironie, vivre près de la tanière de Cobraléo nous protégeait des autres tribus, une bien funeste consolation dans cette terrible situation.   

     Ce soir-là, Siltarec anima seul le conseil face aux villageois. C’était un colosse dont la puissance et la vigueur n’avaient d’égal que sa sagesse et son discernement. Un jour, il m’avait confié : « Je ne sais pas si je suis fort ou sage, mais j’essaye de faire de mon mieux pour protéger mon village et ses habitants, comme l’ont fait mon père, mon grand-père et mes autres ancêtres bien avant ma naissance. » Siltarec mettait un point d’honneur à perpétuer le souvenir de ses aïeux et à être digne de son héritage. Nombreux furent celles et ceux qui lui devaient la vie, parfois même à plusieurs reprises. Il avait su protéger les villageois en mettant en place un système d’alerte ingénieux : il disposait des os suspendus par des fils tout autour du village. Si une bête se présentait, le son des clochettes nous alertait et nous permettait de partir nous abriter dans les grottes. Hélas, ses idées et ses interventions ne suffisaient pas toujours à repousser le monstre, et il arrivait que certains d’entre nous terminent leur existence dans le ventre de Cobraléo. Curieusement, cet abominable fauve ne s’en prenait jamais au bétail. Selon Voštàr, il s’était trop habitué à la viande humaine pour s’attaquer aux autres animaux.

     Assis autour du feu, les villageois écoutaient avec attention l’effroyable récit de la jeune éclaireuse. D’une voix chevrotante, trahissant un mélange d’effroi et de chagrin, Vécina détaillait l’épouvantable événement dont elle avait été témoin. Je ne pouvais pas ressentir la terreur qu’elle avait éprouvée à cet instant, mais sa description de la tuerie me poussait à imaginer le sort qu’avaient subi mes parents. Je ne savais pas si c'était la terreur ou la colère qui me broyait les tripes à ce moment-là, mais une chose était certaine : je voulais en finir avec cette saloperie qui souillait nos terres du sang des miens.

     Une fois le témoignage de l’éclaireuse terminé, Siltarec prit la parole en premier afin de rassurer les habitants, et surtout dans le but d’affirmer son autorité. Tous les villageois le dévisageaient, cherchant une solution pour endiguer ce fléau. Mais qui pouvait vaincre un fléau aussi puissant que Cobraléo ?

     - Mes chers amis, dit-il. Il est clair que ce monstre ne se contente plus de dévorer une seule proie. Nous devons profiter de cette sombre nuit, désertée par la lune et les étoiles, pour trouver une solution contre cette abomination qui sévit sur nos terres.

     Un court silence de réflexion régna dans l’assemblée. Un homme de forte corpulence et à la barbe hirsute se leva à son tour. C’était Molkeň, l’un des meilleurs guerriers de la tribu et, surtout, le frère de Siltarec. Très doué pour combattre les fauves et les pillards, il était armé de Sildekarđ, une épée à la lame de silex et au manche d’ivoire, qu’il maniait avec excellence. Âgé d’une quarantaine d’années, il portait une tenue en cuir qui mettait en valeur sa puissante musculature. La fourrure qu’il portait, telle une cape, accentuait l’animalité de cet homme qui respectait ceux qui le craignaient :

     - Nous devons retourner dans les grottes, gronda le guerrier. À l’époque, elles ont pu permettre à nos ancêtres de survivre. Ici, nous ne sommes que du blé prêt à être fauché.

     L’intervention de Molkeň ne passa pas inaperçue, et les villageois se mirent à l’applaudir avec enthousiasme. Pourtant, quelques personnes préférèrent éviter de prendre part à cette ferveur démesurée. Parmi elles, une femme rousse d’une trentaine d’années et au physique athlétique. C’était Mudrielle. Elle se leva à son tour et toisa Molkeň. La lueur du feu éclaira les nombreuses cicatrices de la guerrière, stigmates de ses nombreux affrontements contre de terribles fauves. Malgré la force et l’aura qui se dégageaient d’elle, Mudrielle était marquée par la tragédie.

     C’était une jeune femme qui avait vu son village attaqué par une tribu rivale. Moins robuste qu’aujourd’hui, elle fut capturée par ces odieux pillards qui avaient vandalisé son village et massacré les membres de sa famille. Les rares survivants de sa communauté avaient fui dans la forêt. Nul ne sut ce qu’il était advenu d’eux. Le soir même de l’attaque, Mudrielle fut conduite sur un autel sacrificiel pour être offerte au monstre. Elle n’avait pas encore pleuré la mort de ses proches qu’elle était déjà à la merci d’une mort atroce et imminente. Une fois seule, elle attendait le crépuscule de son existence. Un instant, le souvenir de sa famille et de ses amis, tués par les pillards, lui revint en tête. Elle sentit des larmes de tristesse et de nostalgie couler le long de ses joues. Petit à petit, ses sanglots de tristesse devinrent des larmes de colère et de haine. Elle parvint à se libérer de ses liens et à s’enfuir. Le monstre surgit enfin du néant et ne trouva personne. Frustré et affamé, le fauve décida de s’attaquer au village des pillards, qui furent tous massacrés. Cachée derrière un fourré, Mudrielle se délectait de sa vengeance. Le lendemain, elle se rendit dans les ruines du village et aperçut le chef des pillards, à moitié mort et complètement défiguré. Elle lui chuchota sournoisement qu’elle ne l’achèverait pas afin qu’il se souvienne de ses méfaits jusqu’à ce que la faucheuse vienne le chercher, puis elle partit en laissant le malheureux crever seul. Quelques jours plus tard, Siltarec retrouva Mudrielle, complètement perdue dans la forêt. Il était parti en maraude avec un groupe. Apeurée, affamée et assoiffée, la jeune femme ne se laissa pas approcher. Mais le colosse prit le temps nécessaire pour gagner sa confiance. Celle-ci se montra plus docile, l’épuisement aidant sûrement. Il l’avait ramenée chez lui, l’avait soignée et nourrie. Depuis, Mudrielle voua un profond respect et une véritable dévotion à notre chef. Sa charité et son abnégation l’avaient touchée. Depuis cette histoire, Mudrielle avait fait le vœu de ne plus s’offrir à personne et de ne pas faire d’enfant tant que Cobraléo vivrait.

     Elle n’était pas la plus forte du village, mais elle était la plus vaillante, et surtout, la plus déterminée d’entre nous.

     La puissante rouquine lança sèchement à l'homme au physique d’ursidé :

     - Qui est le plus stupide ? L’homme ou la bête ?

     - Tu devrais surveiller ton langage Mudrielle ! S’indigna Molkeň.

     - Je te parle de la manière que je veux, s’amusa l’ardente athlète.

   - Cesse de provoquer, Mudrielle, intervint Siltarec. Le temps n’est pas propice aux disputes infantiles.

   - Tu as raison, Siltarec, s’excusa la guerrière aux cheveux flamboyants qui enchaina aussitôt : l’époque des grottes appartient à un passé archaïque. Voulez-vous vraiment y retourner pour y croupir, comme le faisaient vos ancêtres ? L’efficacité de ces grottes est limitée ; nous ne pouvons pas y vivre décemment et en toute quiétude pendant toute une vie.

   - Que proposes-tu ? Demanda Cinar. Tu voudrais affronter cette bête ? Je sais que l’audace est une vertu, mais elle peut rapidement devenir insensée.

     Père de famille avisé, grand-père aimant et époux à l’écoute de sa femme, Cinar avait tous les atouts pour être un homme modèle. C’était un séduisant quadragénaire aux cheveux courts et bruns, doté d’un physique assez athlétique, mais pas très robuste comparé à ses deux homologues mâles. Il était loin d’avoir le physique de Siltarec ou de Molkeň, et il était évident que Mudrielle n’en ferait qu’une bouchée. Pourtant, s’il était dépourvu de muscles, Cinar demeurait un homme à l’esprit vif, comme en témoignaient son sens de la taquinerie et son doux charme. Il n’était guère étonnant que Melckia l’ait choisi à plusieurs reprises comme amant pour user de son droit de cuissage. Ils avaient même eu un enfant qui fut accepté par l’épouse officielle de Cinar.

     Au contraire de Melckia, Mudrielle n’était guère attirée par le charme du père de famille, et ce n’était pas avec cette douce moquerie qu’elle allait se découvrir une attirance pour lui. Bien au contraire, elle le dévisagea et enchaîna aussitôt après l’avoir toisé :

    - Et pourquoi pas ? Répliqua la grande rousse avec un air de défi.

    - Cela serait une folie, s’effraya Cinar. Je sais que tu es très courageuse, mais admets que, toi-même, tu as dû t’enfuir lorsque ces salauds de pillards ont cherché à te sacrifier. Croire en soi est une qualité, mais connaître ses limites est un bien meilleur atout.

   - À l’époque, j’étais trop jeune, se défendit Mudrielle, et pas assez aguerrie pour combattre Cobraléo.

  - Attaquer cette bête de manière frontale serait une erreur, prévint Cinar, qui se radoucit aussitôt. Écoute, Mudrielle, je connais ton histoire et je te respecte pour cela. Moi, j’ai la chance d’avoir une famille, dont le deuil a choisi d’éviter la tragédie pour s’immiscer dans nos vies. J’ai des enfants et des petits-enfants. Je ne veux pas qu’un de mes proches meure à cause de notre vanité malsaine. Nous ne sommes en rien supérieurs aux autres espèces animales, nous sommes juste un peu plus pudiques. Nous avons su travailler la terre et dresser des animaux parce que nous en possédons les capacités, ce qui nous distingue des autres bêtes. Seulement, nous ne pouvons pas dompter les forces occultes d’une nature qui ne cesse de nous tourmenter.

     Ce fut sur ces paroles que ma sœur Melckia se dressa.

   - Je m'excuse, Cinar, lança ma colossale frangine, mais nous n'allons pas attendre de nouvelles attaques de Cobraléo. Et comme le souligne Mudrielle, nous n'allons pas retourner dans les grottes. Oui, elles nous sont utiles pour nous protéger. Mais pour combien de temps ? Un jour, ce monstre, ou un autre prédateur, ou même une maladie, quelque chose de très hostile en tout cas, viendra nous chercher à l’intérieur des grottes pour se nourrir de notre chair, de celle de nos sœurs, de nos frères, de nos enfants, et de nos petits-enfants. Cinar, si je t’ai choisi comme principal amant, c’est parce que j’estime ta clairvoyance de père. C’est aussi pour cette raison que je t’ai confié notre enfant. Et c’est aussi pourquoi je fais appel à ta compréhension. Si toi, Molkeň, et tous les autres membres du village, vous voulez protéger vos familles, alors il vous faudra combattre ce monstre.

     - Tu m’as convaincu Melckia, gronda Molkeň. Nous allons organiser une traque pour tuer ce fauve comme nous le faisons avec les mammouths.

     Ce fut à ce moment que le vieux Voštàr, assis à côté de moi, éclata de rire. Tout le village fut médusé par son attitude désinvolte, moi le premier. Le doyen profita de cette atmosphère pétrifiée d'incompréhension pour cesser de rire et se lever :

     - Chasser Cobraléo comme un mammouth ? Mais quelle excellente idée ! Mudrielle a raison, les hommes sont plus stupides que les animaux. Nos armes ne sont pas assez puissantes contre Cobraléo. Même ton épée, Molkeň. Et même ta lance, Melckia. Et même ta hache, Mudrielle. Aucune arme ne fonctionne contre ce monstre. Vous allez le précipiter dans un trou, et après ? La moitié d’entre vous trépassera dans d'atroces souffrances. L’autre moitié finira dans le gosier du monstre lorsqu’il s’extirpera de votre piège. Si Vécina a évité de se faire dévorer lors de cet énième carnage, c’est grâce à ses dons de guetteuse. Si vous me regardez bien, vous devriez vous apercevoir que j’ai un grand âge et que j’ai en mémoire de nombreux souvenirs. Mais peut-être l’avez-vous oublié. Après tout, même la jeunesse peut être sénile.

     - Alors que proposes-tu Voštàr ? s’agaça Molkeň.

     - Je te propose de développer ton idée, mon brave. Tu dis des sottises, mais elles recèlent un fond intéressant. Ce que je propose, c’est de solliciter l’aide des autres villages pour construire un piège efficace, afin de tuer Cobraléo, ou du moins de le tenir en respect.

     - Aucun village ne nous viendra en aide, intervint Mudrielle. La présence de Cobraléo leur est trop profitable. Ils peuvent piller et rançonner à leur guise.

     - Et nous unir seuls contre lui serait une folie, compléta Melckia.

     Une jeune femme aux longs cheveux blonds se leva à son tour. C’était Vadiba, l’une des meilleures éclaireuses de la forêt. Elle était loin d’être une grimpeuse aguerrie comme Vécina, mais sur la terre ferme, elle était dotée d'une vivacité et d'une dextérité qui lui permettaient de repérer la moindre odeur ou le moindre bruit suspect :

     - J’ai vu cette bête, lança Vadiba.  Et je vous confirme qu’elle est terrible. J’ai pu lui échapper, car elle était trop occupée à dévorer l’homme qui m’accompagnait pour cueillir des fruits en forêt. Pourtant, mon compagnon d’infortune l’a frappé plusieurs fois avec son couteau dans le cou. Mais rien à faire, Cobraléo avait fini par le tuer avec ses puissantes canines aussi tranchantes que la lame de ton épée Molkeň.

     - Alors, offrons-lui un sacrifice, affirma le frère de notre chef.

    - Et lui sacrifier quoi ? S’insurgea Mudrielle. Tu veux devenir ignoble comme ces pillards qui enlèvent des gens pour nourrir la bête ?

     Siltarec avait perçu la tournure délétère que prenait le conseil et préféra désamorcer la réplique cinglante de Mudrielle. Compte tenu du passé de la guerrière rousse, le sujet du sacrifice risquait de faire dégénérer la réunion. Molkeň, bien que limité intellectuellement, n’était pas un mauvais bougre. En revanche, Mudrielle surpassait mentalement la quasi-totalité du village, ce qui me faisait penser qu’elle avait peut-être été druidesse autrefois. Pourtant, jamais je n’eus le courage de le lui demander, sans doute parce qu’à la différence des autres villageois, elle pouvait être dangereuse.

     - Cobraléo se fout des animaux, répondit Siltarec, et notre village n’a pas la capacité de s’attaquer à une autre tribu. D’ailleurs, les autres clans préfèrent se maintenir à distance de notre village.

     - Il ne reste plus qu’à Molkeň de se proposer, s’amusa Cinar.

     Toute la tribu se mit à rire à la plaisanterie du séduisant gringalet, à l'exception du frère du chef, qui se renfrogna. Toutefois, ce dernier prit conscience de l'énormité de sa suggestion qui lui avait valu ces railleries.

     Peu à peu, les rires s'apaisèrent, laissant place à un silence plus propice à la réflexion. Siltarec saisit cet instant pour affirmer son autorité

     - De toute façon, l'option du sacrifice ne suffira pas à apaiser Cobraléo. Elle ne ferait que semer des conflits parmi nous, tout en nous attirant l'antagonisme des tribus voisines. Tout cela ne pourra que causer notre perte.

     Melckia, qui n’avait pas vraiment apprécié la blague de Cinar, s’impatienta :

     - Pas de combat, pas de retour dans les grottes, pas de piège, pas d’union avec les autres villages, pas de sacrifice. Alors, que fait-on ? Tu ne nous as pas rassemblés en pleine nuit pour nous dire qu’il n’y avait pas de solution tout de même ?

     Cette fois-ci, je sentais que Siltarec ne parviendrait plus à contenir le village. Il me fallait intervenir maintenant. Il aurait été dommage de voir le village s’entre-tuer lors d’un conseil destiné à trouver une solution de survie.

     - Il y a une solution, proposai-je.

     Tous me dévisagèrent, sauf Mudrielle qui m'accorda un petit sourire complice. Ce geste signifiait qu'elle me faisait confiance et que je ne devais pas la décevoir. Gagner la confiance de la guerrière aux cheveux ardents, c'était obtenir l'écoute du chef :

     - Les Alfides, enchaînai-je avec fébrilité. Les Alfides sont la solution. J’ai beaucoup observé les peintures de nos aïeux dans les cavernes. Certaines d’entre elles évoquent des êtres surdoués capables de fabuleux exploits. Je suis convaincu qu’il s’agit d’eux. Certaines peintures dépeignent des Alfides en train de combattre des smilodons, des serpents géants, voire des dragons. Demandons-leur de l’aide.

     Un grand silence se fit entendre dans l’assemblée.

     - Les Alfides se fichent des humains, rechigna Molkeň. Tu n’es pas le seul à savoir lire les peintures rupestres, Maldoŧ. C’est vrai, je ne suis qu’un vulgaire chasseur, mais je ne suis pas stupide pour autant. L’histoire de mes aïeux m’intéresse, car je veux la transmettre à mes enfants. Puisque Siltarec a fait vœu de célibat et refuse d’avoir des enfants, c’est mon fils aîné qui lui succédera comme chef du village. Et je veux qu’il connaisse notre histoire, pour qu’il la transmette à ses descendants et règne en toute quiétude. Car, à la différence de mon frère, j’ai choisi de croire en l’avenir.

     - Viens-en au fait, s’agaça Siltarec piqué par la dernière remarque de son frère.

     - Bien, enchaîna Molkeň sur un ton satisfait. Pendant longtemps, nous avons été les ennemis des Alfides. Alors, ils nous ont soudoyés. Pour ce faire, ils nous ont montré comment construire des huttes, fabriquer des armes, faire pousser des plantes. Et lorsqu'ils ont constaté que nous ne représentions plus une menace, ils se sont éloignés de nous pour développer leurs cités et vivre à l'abri derrière leurs grands murs de pierre.

     - Et ? S’impatienta Siltarec.

  - Eh bien, ces murs en disent long, répliqua Molkeň. Ils ne veulent plus jouer les chaperons pour les humains. Ils ont rempli leur rôle, et maintenant ils se tiennent éloignés de nous.

     Un grand brouhaha se fit entendre dans la foule. Certains trouvaient mon idée judicieuse, d'autres la jugeaient stupide. Je voulais apaiser les tensions, mais je les avais aggravées.     

     - Pourtant, l’idée n’est pas mauvaise, réagit Voštàr.

     La foule se tut et considéra le doyen.

     - Que veux-tu dire, vieil homme ? Demanda Molkeň.

     - Si nous ne les sollicitons pas, nous n’obtiendrons pas leur aide, fit remarquer le druide. Maldoŧ a raison, les Alfides ont aidé les humains à repousser les prédateurs, un temps pas si lointain. Et toi aussi, tu as raison, Molkeň. Nous étions ennemis jusqu’à ce qu’ils nous apportent leur aide par le passé. Et sais-tu pourquoi ils nous ont aidés ? Parce que nous avions les mêmes ennemis. Tôt ou tard, Cobraléo engendrera des enfants. Je pense que c’est la raison pour laquelle ses attaques s’accentuent. Ça s’est déjà vu par le passé : une fois posés et rassasiés, les monstres engendrent leurs propres enfants. Parce qu’ils peuvent se reproduire tout seuls. Que se passera-t-il lorsqu’il y aura d’autres Cobraléo ? Pour nous, il est clair que notre sort sera scellé. Désolé pour ton fils, Molkeň, mais son règne sera bref si nous ne trouvons pas de solution. Et pour les Alfides ? Que se passera-t-il ? Il paraît que leurs murs sont aussi solides que de la roche. Mais ils finiront par céder sous une meute de rejetons de ce terrible fauve. Ou pire, ces murs qui renferment la vie, renfermeront la mort. Ils sont peut-être extraordinaires, fabuleux, mais ils ne sont pas infaillibles face à la maladie, la famine et la pestilence. Alors certes, les Alfides ne sont sûrement pas altruistes, mais ils ne sont pas stupides. Tôt ou tard, Cobraléo deviendra leur problème. Soyons les sonneurs d’alerte de ce funeste destin. Ils ont une cité à quelques jours de marche, près du mont Olimbarèš. Avec ou sans votre autorisation, je m’y rendrai tout de même, je ne veux pas quitter cette vie sans avoir tenté quelque chose contre cette sinistre créature. - Je vous accompagne, maître, dis-je aussitôt, plus sur l’émotion que sur la réflexion.

     - Moi aussi, je vous accompagne, lança Mudrielle avec une grande confiance. J’ai un compte à régler avec Cobraléo. Et montrer à Cinar que les choses ont changé depuis.

     - Dans ce cas, lança Cinar, je veux être là pour te voir tuer la bête.

     - Je ne peux pas laisser de faibles individus partir sans moi, gronda Molkeň. Je ferai partie de cette expédition. Je ne veux pas quitter ce monde sans avoir tout fait pour que le règne de mon fils soit long et jalonné d’espoir.

     Siltarec considéra longuement son jeune frère. Il fut saisi par un moment de culpabilité : 

     - En tant que chef, je vous accompagne.

     - Vous allez avoir besoin d’une guetteuse, lança Vécina.

     - Et d’une éclaireuse, dit Vadiba.

     - Je ne peux pas laisser mon frère s’aventurer seul, lança Melckia. Je vous accompagne.

     Nous étions neuf, neuf à nous lancer dans cette aventure remplie d’illusion et d’espoir pour sauver notre village des griffes de Cobraléo.

6


 Quelques jours plus tard, notre délégation prit la direction de l’Olimbarèš. D’après les peintures de nos ancêtres, la cité des Alfides se trouvait de l’autre côté de la montagne. Il était évident que nos aïeux les avaient rencontrés, il y a fort longtemps.
     Si Vécina s’amusait à sauter d’arbre en arbre, Vadiba, quant à elle, nous ouvrait la route. Elle connaissait chaque recoin de la forêt, et se figeait à chaque bruit suspect. Guère rassurés, nous en faisions de même, ne voulant pas connaître le même sort tragique que son compagnon. Après une bonne journée de marche, nous décidâmes de faire une pause dans une clairière.
     - Arrêtons-nous là, lança Siltarec.
     - Tu penses que c’est judicieux ? Demanda Molkeň sur un ton suspicieux.
   - La nuit va bientôt tomber, expliqua notre chef. Cobraléo ne sort jamais la nuit. Et demain, nous partirons à l’aube pour nous éloigner le plus possible de ce monstre.
     - C’est un miracle qu’il ne nous ait pas encore attaqués, fit remarquer Cinar.
    - C’est vrai, constata Mudrielle. Il doit être en train d’attaquer un groupe de maraudeurs d’une autre tribu.
     - De toute manière, trancha le chef, Cobraléo ou non, il va falloir rester sur nos gardes. Il y a des prédateurs nocturnes, et eux ils attaquent même la nuit.
    Vécina se précipita vers un arbre et l’escalada à l’aide de ses griffes. Parvenue au sommet, elle s’y installa confortablement et scruta l’horizon. Pendant ce temps, Melckia et moi décidâmes de chercher du bois pour allumer un feu. Siltarec avait raison, la nuit n’allait pas tarder à montrer le bout de son nez, et si notre ennemi n’était pas nocturne, d’autres prédateurs l’étaient.
     Je sentais que Melckia était tendue. Une sensation qu’elle confirma aussitôt :
     - Tu n’aurais pas dû suivre Voštàr, me réprimanda-t-elle.
    - Tu n’es pas venue pour veiller sur ton petit frère quand même ?
   - Tais-toi ! Je vous accompagne pour sauver le village. Toi, Cinar et Voštàr… franchement, quelle idée ! Vous êtes loin d’être des guerriers.
     - Tu as fait un gosse avec Cinar. Il t’a plu, passé un temps. Et s’il t’a plu, c’est parce qu’il possédait des capacités que tu jugeais digne de ta stature.
     - J’ai choisi Cinar parce qu’il est un bon père de famille. Mais ce n’est pas un chasseur et encore moins un combattant. A la rigueur, un bon dénicheur d’abri, je dois le reconnaitre.
     - Chacun a une qualité qui lui est propre et nous permettra d’avancer jusqu’en territoire Alfide.
     - Ne sois pas stupide, Maldoŧ, tu sais très bien ce que je pense.
     - Tu penses que mon idée était stupide ?
     - Non, bien sûr que non. C’était une bonne idée. C’est juste son application qui n’est pas une réussite.
     - Tu me penses trop chétif pour cette expédition ?
     - Je pense que tu aurais été plus utile au village. Maldoŧ, j’ai toujours été admirative de ta culture et de ton intelligence. En cela, tu m’as toujours surpris. Je n’ai pas envie qu’il t’arrive quelque chose. Ton savoir est précieux, ta curiosité aussi, d’ailleurs. Et puis, tu es mon frère, et je me dois de veiller sur toi.
     - Pourquoi m’avoir abandonné, alors ?
     - Je ne t’ai pas abandonné, imbécile. J’ai juste compris que j’étais incapable de t’aider à faire de bons choix. J’ai donc préféré te confier à une personne plus apte à te guider dans la vie. Que pouvais-je t’apprendre ? Tu en savais déjà tellement plus que moi.
     Les propos de Melckia m’avaient profondément touché. J’avais toujours cru qu’elle me considérait comme un faible, un moins que rien. En réalité, elle cherchait à me guider du mieux qu’elle pouvait. Ma sœur ne cherchait ni la puissance, ni la force, mais l’écoute et le réconfort. Je comprenais mieux pourquoi elle avait préféré des hommes comme Cinar, doux et malicieux, plutôt que des forces de la nature comme Molkeň, obsédé par son ego et avide de se faire mousser. J’étais surpris. Hélas, je devais me rendre à l’évidence : ma sœur se trompait lourdement sur moi. Je n’étais pas intelligent. J’étais juste un faiblard stupide qui étalait sa science pour se donner de l’importance, au lieu de s’occuper des siens. Au fond, je ne valais pas mieux que Molkeň.

7

    Pendant que nous nous installions dans la forêt, Vadiba s’était écartée du groupe. En véritable pisteuse, elle avait rapidement cartographié les environs et se souvenait qu’un point d’eau se trouvait à proximité. C’était un terrain de chasse et de cueillette que les maraudeurs avaient l’habitude de sillonner, raison pour laquelle nous nous étions arrêtés dans cette clairière.
     La jeune femme aux longs cheveux blonds s’enfonça dans la forêt. Après quelques pas, elle regarda en arrière : le groupe avait disparu de son champ de vision. Elle devait rester sur ses gardes, consciente que personne ne viendrait immédiatement à son secours. Heureusement, elle avait bien mémorisé les lieux : un arbre mort à sa droite, une branche cassée, des fourrés à sa gauche. Elle avança encore de quelques pas, espérant retrouver la rivière. Si elle n’y parvenait pas, elle serait contrainte de rebrousser chemin.
     Finalement, elle aperçut une petite lueur : elle était tout près. Elle s’avança et découvrit enfin le point d’eau. C’était un étang assez vaste, alimenté par de petites sources souterraines qui offraient une eau claire et potable. Vadiba songea à rejoindre ses compagnons pour les prévenir, mais lorsqu’elle scruta le ciel, elle constata qu’il s’assombrissait lentement. Le chemin jusqu’au camp était long. Elle renonça à l’idée et préféra remplir son outre pour la partager avec les autres. Mieux valait attendre le lendemain pour revenir tous ensemble à l’aube.
     Avant de s’atteler à la tâche, elle chercha à se désaltérer. Son escapade lui avait donné soif, et la longue marche de la journée n’avait pas arrangé les choses. Tout était calme autour d’elle, un calme presque inquiétant. Aucun oiseau ne chantait, aucun insecte ne bourdonnait. Avec méfiance, la jeune femme se concentra sur les bruits de la forêt. Pas le moindre grognement de smilodon, prêt à bondir. Elle savait repérer ces tigres à dents de sabre, leurs pas lourds trahissant toujours leur présence. Elle se pencha délicatement sur le rebord de l’étang et scruta l’eau, s’assurant qu’il n’y avait rien de suspect. Un serpent pouvait toujours surgir et la mordre. Mais tout semblait tranquille. L’étang était immobile, comme figé. En cette fin de période estivale, et la nuit approchant, les animaux se terreraient probablement dans leurs tanières.
     Alors, elle prit un peu d’eau dans ses mains et en but une gorgée. Cela lui fit du bien. Quelques gouttes s’échappèrent sur son cou. Elle respira profondément, ses mains humides massant sa nuque dénudée. Elle aurait bien aimé que son défunt compagnon soit à ses côtés. Ils auraient discuté de tout et de rien, comme deux amants prêts à défier l’avenir. Ils auraient fait l’amour aussi, rêvant d’un enfant, de plusieurs même. Ils en parlaient souvent. Hélas, la mort, incarnée par les crocs de Cobraléo, avait emporté son compagnon ainsi que ces rêves d’amour et de famille. Il ne lui restait plus que des désillusions.
     Après un léger soupir, elle décida de partir. Cela faisait un moment qu’elle s’était éloignée, et le groupe risquait de se lancer à sa recherche. Elle rouvrit les yeux et revint à la réalité. Soudain, alors qu’elle était encore accroupie, Cobraléo surgit de l’eau. Sa gueule immense de cobra attrapa la partie supérieure du corps de la jeune femme et la croqua avec une violence fulgurante. Le corps athlétique de Vadiba fut tranché d’un coup net. Son sang se répandit sur les feuilles et les fourrés. La pauvre pisteuse n’avait même pas eu le temps de crier l’alerte, ni de comprendre ce qui venait de se passer. Tout s’était déroulé très vite.
     Personne ne pouvait se douter qu’à peine quelques secondes plus tôt, une jeune femme venait d’être dévorée par Cobraléo. Il ne restait plus que les jambes de la pauvre victime, des jambes que le monstre prit soin de prendre dans sa gueule avant de replonger dans l’étang.

8

   La nuit commençait à tomber et Vadiba ne nous avait toujours pas rejoints. Si nous n’avions pas conscience du drame qui venait de se dérouler non loin de là, nous étions quand même saisis par l’anxiété :
     - Que faisons-nous ? Demandai-je un peu perdu et terriblement angoissé. 
     - Déjà, allumons un feu, répondit Siltarec.
     Je savais bien qu’il faisait mine d’être impassible, mais qu’en réalité il était profondément inquiet. Pour cacher son anxiété, notre chef ajouta :
     - Toi et Melckia vous avez suffisamment ramené de bois pour allumer un feu efficace qui nous réchauffera et fera fuir les prédateurs.
     - Mais Vadiba ? M'inquiétais-je.
   - Les flammes la guideront jusqu’à nous, me rassura Mudrielle. C’est une excellente éclaireuse, pas besoin de s’inquiéter.
     Je ne pouvais qu’acquiescer par dépit. Je m’approchai des brindilles et pris deux morceaux de silex que je frottai pour allumer le feu. Une petite étincelle embrasa faiblement les branches. Au moment de reculer, je croisai le regard de ma sœur. Elle fixait Siltarec d’un œil suspicieux. Notre chef avait pris à part Molkeň et Mudrielle. Tous les trois s’étaient légèrement éloignés du groupe : assez proches du feu pour ne pas être à la merci du danger, mais suffisamment loin pour que leurs voix ne nous parviennent pas. Vécina n'était plus à nos côtés, elle était montée sur un arbre pour guetter les alentours, c’était aussi sa façon de se mettre à l’abri du danger. Cinar se tenait au pied de l’arbre où se tenait la guetteuse. Il scrutait les alentours, tenant sa lance prête à l’emploi. De temps à autre, il levait les yeux vers Vécina qui lui répondait d’un signe négatif. De toute évidence, tous les deux attendaient désespérément le retour de Vadiba.
     Voštàr se pencha contre moi : 
     - Cesse de faire fonctionner ta tête, me dit-il. Arrête de regarder n’importe où. Cesse d’écouter les sons de la forêt. Concentre-toi sur Siltarec.
     - Pardon ?
     - Regarde ta sœur.
     Le regard vide, Melckia était impassible.
     - Elle a fait le vide pour écouter la conversation entre nos trois guerriers là-bas.
     - Je vois.
     Je fermai les yeux et me concentrai sur Siltarec et ses compères. Il n’y avait plus un bruit autour de moi. Juste quelques bribes de conversation qui parvenaient jusqu’à mes oreilles. Puis, la voix de Siltarec se fit plus nette :
     - Il faudra veiller à tour de rôle cette nuit, disait le chef du village.
     - Et demain ? Demanda Mudrielle.
     - Quoi demain ?
     - Si Vadiba n’est toujours pas revenu, on fait quoi ?
     - Vadiba ne reviendra pas, intervint Molkeň.
     - Tu crois qu’elle s’est fait bouffer par une bête ? Demanda Siltarec.
     - Je ne sais pas. Et je t’avoue que je n’ai pas envie de savoir. Soit elle s’est fait bouffer par un prédateur, en effet, j’en serai très étonné, mais pourquoi pas ? Soit, elle s'est fait enlever par une tribu adverse. Ce qui serait plus probable.
     - Tu as l’air sûr de toi, Molkeň, lança Mudrielle.
     - Si elle s’est fait bouffer par une bête, on l’aurait entendu gueuler. Là, il n'y a pas eu de bruit. Donc, des rivaux l’ont attrapé par surprise et l’ont enlevé.
     - Ce feu ne sert à rien alors ? Rétorqua Siltarec.
     - Laissons-le, intervint Melckia.
     Siltarec, son frère et Mudrielle furent déconcertés. Ils pensaient que Melckia ne les entendaient pas. Surpris moi aussi, j’éprouvais beaucoup de peine pour garder ma concentration et ne pas perdre le fil de la discussion.
     - Il est clair que Vadiba ne reviendra pas, poursuivit Melckia. Bête ou homme, je suis persuadée que sa disparition est liée à Cobraléo.
     - Tu n’as pas tort, réfléchit Mudrielle. Il ne doit pas y avoir que notre village qui doit subir l’intensification des attaques de Cobraléo. Les autres tribus doivent subir le même sort que nous et chercher des otages à sacrifier.
     - Entre autres, confirma Melckia. Montons la garde chacun notre tour ce soir et veillons à ce que le feu ne s’éteigne pas, car il sera notre meilleur allié cette nuit.
     - Tu as l’air sûre de toi, remarqua Molkeň. En quoi le feu nous aiderait ?
     - Parce que si la situation venait à mal tourner, nous utiliserions le feu pour brûler toute la forêt.
     Cette dernière phrase de Melckia me stupéfia. Elle était prête à tout cramer pour anéantir notre ennemi.
     - Ne sois pas surpris, me répondit Voštàr avec bienveillance. Melckia a raison. Réduire le monde en cendres est une façon de se protéger.
     - Cela ne détruira pas le mal.
     - Cela le calmera pour un certain temps.
     - J’ai toujours senti de la colère chez Melckia.
     - Elle s’exprime à sa façon. Et toi, tu t’exprimes d’une autre manière. Même si toi aussi tu es en colère.
     - Je ne suis pas en colère, Voštàr.
     - Oh que si, elle est grande. Melckia et toi, vous n’êtes pas si différents l’un de l’autre. La seule différence entre elle et toi, c’est qu’elle utilise sa force pour ne pas brûler le monde. Tandis que toi, tu réfléchis à la meilleure méthode pour le réduire en cendres.
     - Je ne veux rien brûler.
     - Non, évidemment, tu veux seulement le changer.
     - Bien sûr que je veux le changer. N’en avez-vous pas marre de voir nos proches mourir ? Ne voulez-vous pas vivre décemment ?
     - Maldoŧ. Je sais que tu veux le bonheur de la communauté et le bien-être des villageois. Seulement, le confort humain nécessite la destruction de cet environnement sauvage.
     - Il n’y a pas moyen de coexister avec ce monde ?  
     - Ces forces qui nous sont supérieures, le sont grâce à cet environnement. Contrairement à ce que pensaient nos aïeux, ce ne sont ni des monstres, ni des anomalies, sinon nous le serions aussi. Comme les Alfides, ils ne sont que les protégés de la nature. Une nature dont ils contribuent à son équilibre. Alors que nous, Humains, nous ne contribuons à aucun équilibre. Nous sommes nous-mêmes une anomalie. Nous pillons la nature, mais nous ne lui donnons rien en échange. Alors, des monstres comme Cobraléo viennent rétablir l’équilibre.
     - En défiant Cobraléo, nous défions la nature ?
     - Tout à fait. C’est pour ça que je te dis que tu contribues à réduire ce monde en cendre. Métaphoriquement bien sûr. 
     - Attendez ! A vous entendre on dirait que nous devrions choisir entre la nature et notre… confort…
     - Tu as tout compris. Allez, dormons. La route est longue, et visiblement, nous pouvons compter sur nos amis pour veiller sur nous.
     Voštàr s’allongea et s’endormit. Je dus reconnaitre que j’admirai son flegme. Dans un sens, il n’avait pas tort, les plus grands colosses du village veillaient sur nous. Je me laissais glisser doucement dans le sommeil, sans entendre les derniers mots de Melckia envers Siltarec :
     - Amuse-toi encore une fois à me faire des cachoteries et je te jure que je t’arracherai la colonne vertébrale. Je me fous de ton village à la con. Ce qui importe, c’est mon frère, fais en sorte qu’il ne lui arrive rien.

9

     La nuit était plutôt calme. Malgré la disparition de Vadiba, nous dormions à poings fermés. Nous étions presque tous allongés sur le sol, à l’exception de Molkeň qui veillait sur le feu et de Vécina, qui avait choisi de dormir perchée sur son arbre. Quand j’étais plus jeune, Voštàr m’avait raconté que les Alfides descendaient des arbres et que, de cette manière, ils pouvaient anticiper les attaques des fauves, contrairement aux humains qui vivaient dans des grottes. Peut-être que notre espèce aurait dû prendre possession des arbres, pour ne pas devenir de la pitance pour les prédateurs. Dans un sens, Vécina avait bien compris la leçon de nos cousins.
     Durant son sommeil, elle entendit un bruit léger dans les fourrés. Molkeň n’avait pas bronché d’un iota. Habitué à dormir à la belle étoile, il ne se souciait guère des bruits de la nuit. Mais la jeune femme, moins expérimentée, était moins rassurée. Déjà témoin des œuvres morbides de la bête, elle était profondément affectée par la disparition de Vadiba. Elle n’aurait pas dû nous suivre ; c’était une expédition bien trop dangereuse pour quelqu’un traumatisé par la récente perte de ses compagnons d’exploration.
     Sans prévenir le frère de notre chef, la jeune éclaireuse décida de chercher l’origine du bruit. Avec agilité, elle se jeta sur un autre arbre. Le bruit s’était tu. Elle scruta les alentours. Rien. Le calme absolu. Puis, elle se concentra sur un autre son, celui d’un buisson secoué par la brise. Vécina examina les environs, baignés par la lumière lunaire. Très vite, elle repéra le buisson en question. Quelque chose n’allait pas. Elle en était persuadée : ce n’était pas la brise qui le secouait, mais bien quelque chose d’autre. Quelque chose de vivant. Et le buisson était suffisamment grand et touffu pour dissimuler une bête ou un pillard. Elle tourna la tête et se rendit compte qu’elle s’était éloignée de ses compagnons. Il fallait les prévenir du danger. Discrètement, elle sauta sur un autre arbre pour retourner au bivouac.
     Brusquement, elle sentit quelque chose de flasque, chaud et humide s’enrouler autour de son mollet. Elle parvint à se stabiliser sur une branche et tourna les yeux pour voir ce qui l’agrippait. C’était une langue. Une gigantesque langue de serpent. La langue de Cobraléo. Il était là. Il les avait suivis. Vécina saisit son couteau et tenta de couper l'organe pour se libérer, mais c’était inutile. Cobraléo détacha sa langue, qui se rétracta lentement dans sa gueule. La jeune femme n’hésita pas un instant et se hâta d’alerter ses compagnons. Mais elle n’eut pas le temps de voir Cobraléo relancer sa langue. Cette fois, elle s’enroula autour de sa gorge. L’éclaireuse, aux courts cheveux bruns, laissa échapper un léger son, presque imperceptible dans l’obscurité. La bête resserra son étreinte. Vécina suffoqua, la peur brillait dans ses yeux exorbités. Soudain, d’un coup sec, la bête tira son organe, arrachant la tête de la pauvre éclaireuse, qui tomba d’un côté de l’arbre, tandis que son corps basculait de l’autre. D’un pas calme et implacable, Cobraléo s’approcha de la dépouille et, d’un geste, sépara la tête du reste du corps. Il engloutit le cadavre dans sa gueule, prenant tout son temps pour le dévorer. Cela lui prit plusieurs longues minutes, mais cela ne le dérangeait guère. Il savait que sa digestion prendrait toute la journée. Il en profiterait pour faire une sieste avant de se relancer dans la traque aux maraudeurs.
     Après s’être nourri goulûment, le monstre s’approcha de la tête de Vécina, sur laquelle un masque de frayeur déformait son visage. Ses yeux, hors de leurs orbites, et sa langue pendante, témoignaient de la terreur qui l’avait envahie. Cobraléo renifla la tête de sa victime avant de l’écraser d’un coup de patte, puis s’éloigna tranquillement pour digérer son repas nocturne.

10

     Un léger rayon de soleil éclaira la forêt. Melckia y vit le moment de se lever et de réveiller la troupe. Deux heures plus tôt, elle avait remplacé Siltarec, qui lui-même avait assuré la relève de Molkeň durant la nuit. Notre chef leva les yeux vers les arbres pour appeler Vécina, mais il fut surpris de ne pas la voir.
     - Où est-elle passée ? Se demanda Siltarec à voix haute.
    - C’est la deuxième disparition, fit remarquer Molkeň. Ce qui confirme que quelque chose ou quelqu’un nous suit.
     - Elle est peut-être retournée au village, intervint Cinar. Ce voyage et la disparition de Vadiba sont plutôt éprouvants pour elle.
     - Non, je ne crois pas, répliqua Mudrielle. Je partagerais plutôt l’avis de Molkeň. Je reste persuadée qu’une tribu nous pourchasse pour faire de nous des otages à offrir à Cobraléo. Et j’espère vraiment que ce soit le cas, sinon, cela voudrait dire que c’est le monstre lui-même qui nous poursuit.
     - Cobraléo n’est pas un animal nocturne, intervint Molkeň. Il n’a jamais attaqué de nuit.
     - En temps normal, je t’aurais donné raison, ajouta Mudrielle. Seulement, il a changé ses habitudes. Il a intensifié ses attaques et augmenté son nombre de victimes. Alors pourquoi ne se mettrait-il pas à chasser la nuit ?
     Molkeň réfléchit aux propos de la grande rousse et pâlit aussitôt avant de réaliser :
     - Cela veut dire qu’il aurait pu nous tuer cette nuit.
     - Pourquoi ne nous a-t-il pas tués avant, alors ? Demanda Siltarec.
     - Il doit détester le feu, comme tous les animaux, répondis-je.
     - Ou il aime s’amuser avec ses victimes, renchérit Mudrielle.  
     - Dans tous les cas, trancha Siltarec, nous ferions mieux de partir d’ici.

11

     Notre journée de marche se passa plutôt bien. Pas d’encombre et malgré un ciel nuageux, le temps resta clément. Molkeň et Siltarec ouvraient la marche. Ils étaient suivis respectivement par Mudrielle, Melckia et Cinar. Voštàr et moi-même fermions la marche, ou plutôt nous traînions la patte. Mudrielle s’en aperçut et vint nous rejoindre. Elle me fit signe de continuer ma route et s’adressa à mon maître :
     - Tout va bien vieil homme ?
     - Oui, répondit le doyen. C’est que je suis moins vigoureux qu’autrefois.
     - Monte sur mes épaules.
     - C’est que je ne voudrais pas encombrer le dos d’une femme.
     - Réponse très courtoise pour ne pas dire que tu n’es pas si vieux que ça, s’amusa Mudrielle.
     - C’est tout à fait ça.
     - Active toi un peu avant que je ne te traine comme un vieillard.
     Voštàr et Mudrielle échangèrent un sourire complice avant de marcher côte à côte. L’ardente athlète ne put s’empêcher de soutenir le vieux sage. Celui-ci ne put réprimer un petit sourire mélancolique.
     A l’avant, Molkeň jeta un œil sur la fin de cordée avant de s’adresser à son frère :
     - Le vieux nous ralentit, Siltarec.
     - Quel est ton problème ? Tu es pressé ?
     - Pressé ? Pas du tout. C’est juste que Voštàr risque de rapidement devenir un poids.
     - Nous avons besoin de lui pour parler aux Alfides. A moins que tu ne le veuilles le faire toi-même.
     - Pas du tout, mais on peut se débrouiller.
     - Tu es incapable de parler sans agressivité avec les nôtres, tu crois que tu vas réussir à négocier avec un peuple qui nous méprise ?
     - D’accord, d’accord. C’est juste que si Cobraléo nous tombe dessus, il nous sera difficile de le protéger. Et là, qui parlera aux Alfides ?
     - Ecoute, Molkeň, nous sommes les seuls à pouvoir sauver ce village. Nous devons mettre toutes nos chances de notre côté, sinon jamais ton fils ne pourra prendre ma place.
     - Que veux-tu dire ?
     - Je ne sais pas si c’est Cobraléo ou une tribu rivale qui nous pourchasse, mais ce que je sais, c’est que si nous mourrons tous, alors celui ou ceux qui nous traquent s’attaqueront ensuite à notre village. Et là, on fera quoi ?
     - D’accord, tu as raison.
     - Nous devons rester soudé mon frère. Ta peur est ton ennemi. Seule la confiance peut t’aider.
     - C’est toi qui dis ça ?
     - Qu’est-ce qui ne va pas ?
     - Est-ce par peur ou par confiance que tu n’as pas cherché une autre femme après la mort de ta bien aimée ? De Elvéneştà.
     - Tais-toi !
     - Ta peur t’a empêché de trouver une autre femme et engendrer une descendance. Moi, je l’ai fait. J’ai fait des enfants. J’en ai eu le courage. Parce que malgré ma peur de l’avenir, j’ai suffisamment eu confiance en moi pour avoir un héritier et pérenniser ce qui a été entrepris par nos aïeux.
     - La tristesse n’est pas de la peur, Molkeň. Tu confonds tout.
     - Je ne confonds rien. Je suis peut-être idiot, grossier et agressif, mais je suis capable de comprendre des choses. Tiens, regarde Mudrielle, elle n’attend qu’une chose, c’est que tu lui déclares ta flamme.
     - Tu veux que je lui fasse des gosses ?
     - Je veux que tu refasses ta vie imbécile ! Laisse tomber ces histoires de gosses et d’héritiers. C’est bon, j’ai cinq enfants, la passation sera faite. Mais toi, toi ! Tu comptes vivre seul et te contenter d’une relation platonique ?
     - Peut-être.
     - Mudrielle avait raison, mon idée de retourner vivre dans les grottes était stupide.
     - Pourquoi ?
     - Parce que je me serai nourri de ton désespoir.
     Molkeň accéléra le pas, s’éloigna de Siltarec et se plaça en tête du cortège sous le regard affligé de notre chef. Celui-ci commença à réaliser que son frère était peut-être plus lucide sur la situation que lui-même. Qu’il était peut-être le plus approprié pour être chef. Bientôt, justice serait faite, et Rénémar, le fils ainé de Molkeň, prendrait sa place pour diriger le village. Mais il fallait d’abord lui préparer cet avenir en tuant le monstre. 

12

     Le soir venu, nous arrivâmes près d’une grotte. La nuit commençait à tomber, et nous étions épuisés par notre longue marche. Siltarec observa la grotte avec méfiance :
     - Il va falloir inspecter cette grotte, lança le chef.
     - Je peux y aller si tu le souhaites, proposa Cinar. J’ai l’habitude d’explorer ce genre d’endroits. Comme je suis plus petit que vous autres, et moins encombrant, sans vouloir vous offenser les gars, je pourrai me faufiler rapidement dans les passages étroits en cas de danger.
     - Entendu, acquiesça Siltarec. Dans ce cas, vas-y, Cinar.
     Sous nos yeux peu rassurés, le longiligne dénicheur se déplaça sur les rochers avec agilité pour se diriger vers la grotte. Une fois devant, il nous adressa un petit clin d’œil en signe d’assurance, puis pénétra dans la gueule béante de la montagne.
    Il fallut plusieurs longues minutes à Cinar pour visiter l’endroit. Nous nous impatientions. Le temps commençait à faire long, et l’inquiétude grimpait. Nos cœurs battaient la chamade. Les disparitions de Vadiba et Vécina étaient encore toutes fraîches, et nous commencions à nous demander si Cinar n’avait pas subi le même sort.
     Puis, le longiligne quadragénaire sortit de la grotte et agita la main pour nous signaler que la caverne était vide et sûre pour la nuit.
     - C’est bon, cria-t-il. A priori, il n’y a pas de danger à l’intérieur.
     - Tu en es sûr ? Demanda Siltarec peu rassuré.
     - Oui. Je n’ai pas vu de trace d’ours des cavernes ou d’excréments de smilodon.
     Cinar s’apprêta à nous rejoindre lorsqu’il fixa nos visages saisis de stupeur.
     - Hé ! Les gars ! Y a un fantôme ou quoi ? Vous avez vu vos têtes ?
     Ce fut Melckia qui arriva à pousser un son et à crier au dénicheur :
     - Cinar fait attention, derrière toi !
     Le quadragénaire fut interloqué par Melckia. Un grognement, accompagné d’une odeur putride, le sortit de son étonnement. Doucement, il tourna la tête en arrière pour regarder ce qui se trouvait derrière lui. Avec stupeur, il aperçut deux iris jaunes qui émergeaient de la grotte. Cobraléo était vicieux et savait qu’il ne devait pas s’attaquer tout de suite au longiligne quadragénaire. Paralysé par la peur, Cinar ne chercha pas à s’enfuir. Il se savait perdu. Le monstre le savait aussi. Et sous nos yeux impuissants, Cobraléo déboîta la tête de Cinar d’un violent coup de patte. La tête du malheureux roula sur les pierres pour finir sa course devant nous. Nous pouvions lire l’effroi sur le visage décapité de notre compagnon. Le monstre nous laissa le temps de dévisager son œuvre morbide avant de rugir dans notre direction.
    Saisi par l’effroi, nous partîmes en courant.
   Nous pensions que le monstre allait se repaître de la chair de ce pauvre Cinar. Bien au contraire, il se lança à notre poursuite dans les rochers. Durant notre fuite, Mudrielle s’aperçut que Voštàr n’arrivait plus à suivre. Elle le porta sur ses épaules. Malgré cela, le terrible fauve se rapprochait dangereusement de nous. Ce fut à ce moment-là que Molkeň s’interposa :
     - Que fais-tu ? Lui cria Siltarec.
     - Je vous couvre, tirez-vous !
     - Molkeň, il va te bouffer.
     - Je sais ce que j’ai à faire. Si j’échoue, occupe-toi de mes gosses !
     Siltarec échangea un dernier regard avec son frère et prit la fuite en notre compagnie.
     Cobraléo s’arrêta devant Molkeň. Celui-ci sortit sa puissante épée de silex et la brandit devant le monstre. Celui-ci chercha à mordre le puissant guerrier qui esquiva les crocs et répliqua avec son arme. Cobraléo fut surpris par l’adresse et la ténacité de l’homme au physique d’ursidé, mais ne se démonta pas pour autant. Il essaya à nouveau de mordre sa proie. Molkeň esquiva encore une fois et frappa le visage de son redoutable adversaire. Celui-ci se retira et hurla de douleur avant d’observer avec rage l’insolent colosse qui l’avait blessé. Avec sa queue de serpent, il frappa le courageux guerrier qui fut projeté loin en arrière avant de rebondir sur un rocher et choir sur le sol. Curieusement, le frère de Siltarec avait encore son épée intacte dans la main. Cobraléo s’approcha de lui avec délicatesse et s’apprêta à se jeter sur lui. Molkeň comprit que le combat était terminé. Sans baisser les bras, il s’apprêta à frapper le monstre encore une fois. Seulement, le pernicieux carnassier se montra plus malin et attrapa le pauvre colosse avec sa queue et le serra. Molkeň sentit ses muscles se briser. Il finit par lâcher son arme qui s’écrasa au sol. Cobraléo approcha le corps de son vaillant adversaire près de sa gueule béante, desserra son étreinte et goba Molkeň en commençant par sa tête. Et pendant qu’il ingurgitait l’imposante dépouille du brave héros, le monstre s’allongea, satisfait de ses ignobles méfaits.
           

13

     Pendant que Cobraléo se repaissait de la chair de ses victimes, les autres membres du groupe escaladèrent une grande paroi rocheuse. Voštàr était à bout de souffle et demanda à Mudrielle de s’arrêter. Celle-ci s’exécuta. Le doyen s’effondra sous le regard dépité de l’ardente athlète :
     -  Voštàr ! cria Mudrielle.
     - Ce n’est rien rassura le vieil homme.
     Lorsque j’entendis la voix de Mudrielle prononcer avec frayeur le nom de mon maitre, j’accourrai pour les rejoindre. Siltarec et Melckia m’avaient suivi. Nous entourions le doyen éreinté par ce long et périlleux voyage :
     - Maître, prononçai-je. Relevez-vous.
     - Oh ! Ne t’inquiète pas pour moi. Je crois bien que j’ai surestimé mes forces.
     - Maître, Cobraléo va arriver d’un moment à l’autre.
     - Je pense que ce brave Molkeň a dû le retarder. Tu devrais être fier de lui, Siltarec.
     A l’évocation de son frère, le chef du village baissa la tête.
     - Je pense que le temps est venu mes amis, enchaina Voštàr. Nos routes se séparent ici. Je suis fier de vous avoir suivis jusqu’ici. Je n’ai qu’un seul regret : celui de ne pas pouvoir admirer les Alfides. Il paraît qu’ils sont merveilleux à regarder et fabuleux à écouter. Je me souviens, lorsque j’étais enfant, j’entendais les récits des anciens qui narraient leurs exploits. Vous saviez que mes propres grands-parents en avaient déjà vus ? Mon grand-père en a même dessiné sur les parois de nos grottes. J’aurais tellement voulu les voir de près. J’espère que vous réussirez à les rejoindre pour solliciter leur aide. Peut-être qu’un jour notre peuple vivra en toute quiétude.
     Ce furent les derniers mots de Voštàr. Il mourut d’épuisement dans les bras de Mudrielle. On dit qu’avant de mourir, nos dernières pensées sont la synthèse de nos obsessions, de nos rêves et de nos espoirs. Je pense qu’il en fut ainsi pour mon maître. Mais est-ce qu’il en fut de même pour mes compagnons tués par la bête ? Parce que nous en étions certains à présent, Cobraléo les avait tous tués. Est-ce que Vadiba a pensé à ses instants de bonheur avec son compagnon tué par la bête ? Est-ce que Vécina était certaine de pouvoir nous sauver et se racheter de la mort de ses amis tués par le monstre ? Est-ce que Cinar a rêvé d’un monde meilleur pour ses enfants et ses petits-enfants avant de se faire arracher la tête ? Est-ce que Molkeň a pensé à son fils avant de mourir ? A-t-il eu une pensée affectueuse pour son frère ? A quoi penserais-je avant de mourir ? Je n’avais aucune réponse à ces questions mais j’espérais de tout cœur que chacun aurait franchi la route des trépassés avec sérénité. A ce moment-là, je me posais une autre question : Est-ce que ce voyage mérite tous ces sacrifices ?
     Sur cette dernière question, je me mis à pleurer sous le regard compatissant de ma sœur.

14

     Une fois la nuit tombée, nous nous étions arrêtés sur un petit col. Nous nous relayions pour parer à une éventuelle attaque de Cobraléo.
     Siltarec s’était assis près du feu et fixait le chemin en contrebas. Mudrielle l’avait rejoint :
     - Comment ça va ? Lui demanda l’ardente athlète.
     - Pas plus mal, répondit le chef avec mélancolie.
     - Je ne te crois pas.
     - Tu as raison, Mudrielle. Toute cette expédition n’était qu’une folie. Nous aurions dû suivre le premier conseil de Molkeň.
     - Et vivre à la merci de Cobraléo ?          
     - Peut-être.
     - Molkeň et les autres connaissaient les risques encourus. Tu n’as plus de frère, mais tu as un neveu. Un neveu qui te succédera. Que lui diras-tu lorsque tu reviendras ? Que la mort de son père était inutile ?
     - Déjà, il faudrait que j’aie le courage de lui parler. C’était à moi de me sacrifier tout à l’heure. Pas à mon frère. Il a fait preuve de courage alors que j’ai fait preuve de couardise. Il avait raison, le plus peureux de nous deux, c’est moi. Je suis le chef du village uniquement parce que j’étais le plus âgé de nous deux. Je n’ai pas su protéger ma femme. Je n’ai pas su faire d’enfant. Je n’ai pas su protéger nos compagnons. Je ne sais même pas comment sauver mon village.
     - Ne baisse pas les bras, Siltarec. Si nous réussissons à quérir l’aide des Alfides, alors de grands changements se produiront. Ton frère est mort dans l’espoir d’une vie meilleure pour son fils. Tous ceux qui sont morts dans cette expédition croyaient en un idéal. Depuis des siècles, nous avons changé en quête d’une vie meilleure. Avant, nous n'étions que des animaux qui croupissaient dans des grottes insalubres. A présent, nous ne sommes plus des animaux, mais des humains libres, tant dans nos gestes que dans notre pensée.
     - Tu as raison, Mudrielle, nous sommes des humains. Mais sommes-nous vraiment libres ?
     - Le fait de penser suffit pour ressentir de la liberté.
     Tandis que Mudrielle et Siltarec discutaient, je m’étais éloigné du groupe. Je voulais être seul. Je ne m’étais pas aperçu que Melckia s’était approchée de moi :
     - Depuis que tu es enfant, je te savais différent. Différent de nous tous. Même ta vision du monde était différente de la nôtre. Je n’en voyais que sa face immonde et cruelle. Je n’y voyais que sa noirceur. Pour moi ce monde était sans espoir. Et la mort de nos parents ne m’a pas aidé à être optimiste. Puis, je te voyais faire. Je me préoccupais de notre survie, tu t’intéressais aux étoiles. Je partais chasser, tu restais là à regarder les fourmis. Je me donnais sans envie à des hommes sans grand intérêt, tu dessinais avec passion notre histoire pour les générations futures.
     - Tu m’as confié à Voštàr parce que tu ne savais pas comment m’éduquer ?
     - Je t’ai confié à Voštàr parce que je ne savais pas comment t’aimer.
     - Et maintenant ?
     - Et maintenant ? Je sais t’aimer mon frère.
     - Je t’ai toujours aimé et admiré, Melckia.
     Il eut un petit moment de gêne. Ma sœur décida de le rompre :
    - Mudrielle parle de liberté avec Siltarec. Je ne sais pas si elle se sent libre. Contrairement à ce qu’elle croit, elle est prisonnière de ses obsessions. Comme Siltarec, et comme nos défunts amis. Mais toi, tu es libre Maldoŧ. Tu es libre de penser, libre de rêver. Un jour, tu libèreras notre village de ses peurs.
     - Comment libérer un village lorsque nous ne sommes ni fort, ni réaliste ?
     - Tu es réaliste, crois-moi. Voštàr t’a enseigné tout ce que tu devais savoir. Et tu as su te montrer digne de ses enseignements. Tu n’as pas besoin de force pour nous ouvrir les chemins de la liberté, tu as juste besoin de cœur, et tu en as, crois-moi. 
     Nous nous observions en silence avec Melckia. Un silence ponctué d’un simple sourire. Ses derniers mots n’appelaient pas de réponse. Juste un regard complice et bienveillant. Depuis cette aventure, ma sœur s’était beaucoup rapprochée de moi. Je me demandai à cet instant pourquoi il fallait que je sois au crépuscule de ma vie pour me rapprocher des gens que j’aime. Je pensais savoir plein de choses. Je venais de m’apercevoir que je ne connaissais rien. Rien de la vie et rien de l’amour, surtout de l’amour fraternel. Pourquoi une vie si courte pour autant de regrets ?


15

  Nous étions enfin parvenus à franchir le versant sud-est de l’Olimbarèš. Nous commencions à apercevoir de la fumée. Elle provenait de la cité Alfide, nous en étions certains.
    Nous avançâmes dans un couloir rocheux particulièrement étroit. L’endroit n’avait rien de rassurant. Comme mes compagnons, je me sentais fortement comprimé entre ces parois rocailleuses. De temps à autre, je levai les yeux. La roche paraissait friable et peu solide.
     - Ces rochers me font peur, dis-je en fixant les parois de pierre qui nous entouraient. Un éboulement et s’en est fini de nous.
     - Ne t’inquiète pas, me rassura Siltarec. Il ne reste plus qu’à descendre tout ce dédale de rochers et on sera arrivé dans la forêt Alfide.
     - Tu penses qu’il y en a pour longtemps ? Demanda Mudrielle.
     - Nous n’en sommes plus très loin. Je dirais encore une bonne journée de marche, en comptant quelques pauses.
     Hélas, Cobraléo non plus n’en était plus très loin. Il n’avait même pas pris la peine de se dissimuler ni de se montrer discret. Nous avions entendu son grognement et nous nous retournâmes dans sa direction. Il nous avait suivis et à présent il nous bloquait le passage. Nous étions pris au piège et obligés d’avancer droit devant nous. D’un pas lent et sournois, le monstre se dirigea vers nous. Il était clair qu’il s’était mis en tête de nous traquer jusqu’au bout. Mudrielle avait raison, ce monstre aimait s’amuser avec ses proies. Le groupe tenta de s’enfuir à travers les couloirs rocheux. Mais ce fauve était trop rapide et très véloce. Il s’apprêtait à nous rattraper lorsque, dans un sursaut de bravoure, Melckia se retourna pour l’affronter, sa lance à la lame d’ivoire pointée sur notre terrible ennemi.
     - Melckia !!! hurlais-je.
     - Partez ! Je vais le retenir.
     - Reste avec nous ! Tu ne fais pas le poids contre lui. Nous ne sommes plus loin des Alfides, ils nous aideront à en nous débarrasser.
     - Vous n’aurez pas besoin des Alfides pour vaincre cette monstruosité. Je vais m’en charger moi-même.
     Je hurlais encore une fois le prénom de ma sœur lorsque Mudrielle me saisit par la taille. Les deux femmes se firent un signe de considération et de respect de la tête. Puis, nous partîmes tous les trois, laissant Melckia seule avec le monstre.
  Le duel tourna vite à l’avantage de la bête. La paroi rocheuse empêchait Melckia d’effectuer des mouvements amples avec sa lance. Cobraléo aussi était coincé. Il ne pouvait pas bondir sur la roche ni donner d’effroyables coups de queue. Toutefois, il n’avait pas besoin d’autant d’espace.  Il n’avait qu’à allonger le cou pour essayer de la mordre. Celle-ci tenta de perforer la gorge du monstre mais sans grande réussite. D’un coup de griffe, Cobraléo parvint à déstabiliser Melckia, et dans un moment d’inattention, elle se fit mordre un de ses bras musclés. « Saloperie, songea Melckia. Ne pense pas que ta morsure suffira à me faire abandonner le combat ». Ma sœur regarda son bras mutilé par les dents du monstre et sut qu’elle était perdue. Elle connaissait les effets des morsures de Cobraléo. Elle n’avait plus que quelques jours à vivre. Le poison était pernicieux, et ses effets se feraient ressentir plus tard. Melckia le savait aussi. Partagée entre la nervosité et le dépit, elle s’esclaffa, ce qui ne manqua pas de désarçonner Cobraléo. Normalement, ses proies étaient terrifiées devant lui et non hilares. Ma puissante sœur comprit que son rire nerveux avait rendu son ennemi vulnérable. Alors, elle projeta sa lance sur le monstre. Le projectile pénétra son épaule. Partagé entre la douleur et la colère, Cobraléo rugit et montra ses dents pour impressionner Melckia. Mais ma sœur resta digne. Elle ramassa deux énormes pierres, les serra dans ses poings et se mit à frapper de toutes ses forces les murs de roche. Elle avait l’allonge nécessaire pour pouvoir toucher les deux parois en même temps. L’endroit commençait à résonner, puis à vibrer. Prêt à fondre sur sa proie, Cobraléo réalisa tardivement que Melckia lui avait tendu un piège. Décidé à en terminer avec ma sœur, le monstre se jeta sur elle pour la dévorer, et ainsi la faire cesser de tambouriner la roche. Son bond fut interrompu par un éboulement. Évidemment, c’était Melckia qui l’avait provoqué. Les rochers s’effondrèrent sur le monstre et sa proie. Melckia mourut ensevelie, écrasée par les rochers. Cobraléo avait eu le réflexe de se retirer à temps mais vit sa route barrée par les éboulis. Faute de gibier, il décida de repartir en arrière.


16

 

  Plus loin, j’assistais impuissant à la mort de ma sœur. Encore une fois, je me sentis démuni. Démuni parce que je n’avais pas pu la sauver. Et démuni parce que je venais de découvrir son cœur la veille de sa mort.


17


 Le territoire Alfide, enfin ! Nous étions exténués après cette longue marche, mais nous étions près du but. Nous aperçûmes leur resplendissante cité au cœur des bois. Malgré la fatigue et l’accablement, nous marchâmes encore une bonne journée. Nous nous éloignâmes des dernières roches de l’Olimbarèš pour pénétrer dans une dense et luxuriante forêt. Harassés par les épreuves dramatiques que nous venions de traverser, nous restions tout de même sur nos gardes afin de ne pas subir le même sort que nos compagnons.

  Une bonne heure après notre entrée dans la sylve, Mudrielle s’agita en scrutant les alentours. Siltarec, qui ouvrait la marche, finit par le remarquer.

     - Tout va bien ? Demanda notre chef.

     - Je sens une présence, répondit Mudrielle.

     Siltarec se tint sur ses gardes et se mit à observer les environs à son tour, avant de confirmer :   

   - Tu as raison.

     - Cobraléo, tu penses ? Questionna l’ardente athlète.

     - Cela m’étonnerait, mais qui sait ? Vu la sournoiserie dont il a fait preuve jusqu’à présent, il ne serait pas étonnant qu’il ait trouvé un chemin pour nous rattraper.

     Moi aussi, je sentais une présence. Ou plutôt, une multitude de présences. Si c’était Cobraléo, alors il devait être accompagné de toute sa famille. Je trouvais ça assez injuste de me faire attaquer par le monstre juste après avoir pleuré la mort de ma sœur et de mon maitre.

   Un craquement de branche me sortit de ma torpeur. Siltarec et Mudrielle l’avaient entendu aussi et se mirent en garde. Notre chef avait saisi sa lance et l’ardente athlète serra sa hache. Curieusement, ils regardaient autour d’eux, comme si le bruit venait du sol alors qu’en réalité il venait des arbres. Dans mes souvenirs, le monstre était loin d’être un animal arboricole. C’était une maigre consolation mais aussi une rassurante motivation pour que je puisse lever ma tête prudemment. Si je savais que Cobraléo n’était pas perché au-dessus de nous, je restais néanmoins craintif : une multitude de dangers fourmillaient dans les bois.

     Ma crainte céda sa place à de l’admiration. De grandes silhouettes élancées se tenaient droites devant nous. Dotés d’une majestueuse élégance physique, ces magnifiques êtres athlétiques, élancés et robustes, avaient la peau halée saupoudrée d’un léger teint de jade.  À leur tour, Siltarec et Mudrielle levèrent les yeux et les observèrent avec moins d’admiration que moi. Peut-être était-ce dû aux flèches et aux lances pointées dans notre direction. Jamais je ne sus expliquer les raisons de cette certitude, mais je me doutais qu’il s’agissait des Alfides.

     L’un d’entre eux vint à notre rencontre. J’étais époustouflé par sa façon de descendre des arbres avec une agilité déconcertante. Une fois sur le sol, l’Alfide se redressa et nous fixa sans véritable animosité, plutôt avec de la curiosité. Il était immense, plus grand que Siltarec et Mudrielle, et tout aussi large. Pourtant, on ne pouvait pas dire qu’il avait un excédent de poids. Il était même très bien bâti. Il portait une armure en bronze posée sur d’amples vêtements de soie. Je ne pouvais pas retenir mon excitation. Je ne savais pas s’il parlait notre langue, mais je pris le risque de converser avec lui :

     - Je m’appelle Maldoŧ, dis-je en lui tendant la main.

   L’Alfide regarda ma main avec étonnement, avant de la prendre dans les siennes. Il redressa sa tête et m’adressa un sourire très cordial. Je n’avais jamais senti auparavant des mains aussi chaudes et d’une si grande douceur. C’était très agréable.

     - Je m’appelle Alcidias.

     - Vous… vous êtes un Alfide ? Demandai-je timidement.

     - Oui. Et vous ? Vous êtes des Humains je présume.

     - Oui.

     - A en juger par votre petit accent, vous n’êtes pas d’ici. Je me trompe ?

     - Avec mes deux amis que vous voyez là, Mudrielle et Siltarec, nous venons de l’autre côté de la montagne.

     Alcidias considéra mes deux compagnons d’un signe de tête. Ces derniers furent rassurés et baissèrent leur arme.

     - Nous étions plus nombreux au début. Mais Cobraléo nous a attaqués et les a dévorés.

     A l’évocation du monstre, Alcidias manifesta de la surprise :    

     - Cobraléo ? Fit-il.

     - Vous connaissez ?

     - Oui. Nous l’avons chassé de cette forêt, il y a deux décennies. Je suis navré d’apprendre qu’il s’en prend à vous à présent.

     Alors, c’était ça. Cobraléo avait été chassé par ces guerriers. Je pensais qu’ils se ficheraient de notre problème mais Alcidias semblait vraiment ennuyé pour nous. Il éprouvait même de la culpabilité.

     - Ecoutez, enchaina le séduisant Alfide, je vais vous mener jusqu’à Sybralvàr, c’est à quelques heures de marche. Je vous présenterai au roi Eurysias. Suivez-moi.

     Nous nous exécutâmes sans trop réfléchir.

     En chemin, nous continuâmes notre discussion avec Alcidias. Celui-ci était loin d’être avare en parole :

     - La cité de Sybralvàr est la capitale du royaume d’Olimbarie qui doit son nom à la montagne que vous avez franchi.

     - Capitale ? Royaume ? Fis-je avec ingénuité.

     Alcidias me sourit avant d’enchainer :

     - Si vous préférez, la société Alfide se divise en une centaine de royaumes indépendants les uns des autres.

     - Et tous ces royaumes ne se font pas la guerre ? Demanda Siltarec avec crédulité.

     - Nos royaumes ne s’affrontent jamais. L’harmonie de la société Alfide est régie par le Töverny, un livre de loi qui définit les règles de vie entre les diverses communautés Alfides. Je sais que c’est différent chez les Humains et que vos villages sont en perpétuels conflits, ce qui explique votre retard technologique et sociétal. Vous ne pensez qu’à vous battre et à vous accaparer les terres de ceux que vous considérez comme vos adversaires. Et à quoi cela vous sert ? À rien. Je suis désolé pour vos amis, mais s’ils sont morts, ce n’est pas seulement à cause de Cobraléo, c’est à cause de vos conflits puérils qui lui ont permis de s’installer chez vous en toute quiétude et y régner en maître.

     - Je vois, fis-je. Si ma sœur est morte, c’est à cause de nous si je comprends bien.

     - Dans un certain sens, oui.

     Un silence oppressant s’installa entre nous durant la marche. Mudrielle rompit le malaise par une remarque plus légère :

     - C’est drôle. Nous pensions que nous ne parlerions pas la même langue.

     - C’est parce que nous vous avons appris à parler comme nous.

     - Comment ça ? S’étonna l’ardente athlète.

     - Il nous a fallu des milliers d’années pour forger notre langage. Beaucoup de mots ont disparu ou ont été transformés depuis son élaboration. Puis, lorsque nous sommes entrés en contact avec vous, nous vous l’avons enseigné, afin de mieux communiquer avec votre espèce et ainsi préserver la paix. Cela a nécessité plusieurs siècles pour vous apprendre notre langue. Je trouve que vous ne débrouillez pas trop mal.

   Brusquement, Mudrielle détourna son attention d’Alcidias et s’écria avec émerveillement : « Mais c’est incroyable ! Qu’est-ce que c’est ? »  Je suivis le regard de l’ardente athlète. A mon tour, je fus saisi par un soudain ravissement. Il en était de même pour Siltarec. En face de nous, se dressaient d’imposants murs en argile. Ou plutôt une muraille. Une gigantesque muraille en briques d’argile. Au-dessus, des chemins de ronde en bois permettaient aux gardes de surveiller les alentours. Ils étaient protégés par un parapet crénelé situé en haut des remparts. Sur ce chemin de ronde, des sentinelles scrutaient les environs, prêtes à intercepter plus facilement les messages venus des éclaireurs de la forêt ou alerter toute intrusion sournoise.

     - Bienvenue à Sybralvàr, lança Alcidias avec fierté. Cela ne fait pas très longtemps que nous maîtrisons la maçonnerie. Depuis deux siècles environ. J’avoue que c’est quand même mieux que le bois non ?

     - Il vous a fallu deux siècles pour construire ça ? Demandai-je éberlué.

   - Pour parvenir à un tel résultat, oui. D’abord les arbres, puis les villages en bois, maintenant les cités d’argile. Tout ça ne s’est pas fait en un claquement de doigts.

  - Je vois, fis-je. Un peu comme nous, les humains, lorsque nous sommes sortis des grottes ?

   - Tout à fait, me sourit Alcidias.

   Nous arrivâmes devant une gigantesque porte en bronze. Nous n’avions même pas terminé notre marche qu’elle s’ouvrit sur une grande et belle Alfide aux sévères traits de jade et à l’attitude solennelle. Elle n’avait pas d’armure, juste une grande et belle tunique en soie opaline aux liserais d’or qui accentuait sa majestueuse démarche. Alcidias nous expliqua qu’elle était l’intendante, celle qui secondait le suzerain dans les affaires de la cité. Je ne doutais pas de son importance vu son escorte composée d’une douzaine de gardes en armure de bronze comme notre nouvel ami.

     Arrivée à notre hauteur, l’intendante s’adressa avec autorité à Alcidias :

     - Qu’est-ce qui se passe ?

     - Je ramène des Humains, Tàlsina. Ils ont été attaqués par Cobraléo.  

     - Que dis-tu ?

     - Cobraléo sème la mort dans leur village depuis quelques décennies. Je veux donc les emmener jusqu’à notre roi.         

     - Il ne pourra rien faire pour eux.

  Alcidias prit l’intendante en aparté pour que nous ne puissions rien entendre. Heureusement que Voštàr m’avait expliqué comment faire. Je fermai les yeux et me concentrai sous le regard de mes deux compagnons de route.

     - Tu ne comprends pas, chuchota Alcidias. Aujourd’hui, ils ne sont que trois à venir ici. Mais bientôt, ils seront plus nombreux. Tu sais combien ils étaient au début ? Neuf. Neuf Humains à s’être déplacé. Si nous ne les aidons pas, ils seront six la prochaine fois, puis toute une famille, puis tout un village, puis… 

     - C’est bon, c’est bon, temporisa l’intendante.

     - Puis, il n’y a pas que ça. S’ils viennent ici, non seulement cela bouleversera notre hégémonie, mais en plus cela va attirer Cobraléo.

     - Nous le ferons partir comme autrefois, Alcidias.

     - Sauf s’il a pondu des œufs.

     - Cobraléo est un mâle.

     - Cobraléo est capable de se reproduire seul, Tàlsina. Ici, il n’était pas forcément bien installé. Nous le dérangions sans cesse. Mais de l’autre côté de la montagne, il peut se reproduire et répandre sa progéniture à travers tout le Taɍâşùl. Comprends-moi, ce n’est pas une affaire d’Humains. C’est une affaire d’Alfide.

     Il eut un moment de silence et de gêne. Je voyais le masque de l’intrigue se dessiner sur le visage de Tàlsina. Celle-ci se mit à réfléchir avant de prendre une décision.

     - C’est bon, fini par lâcher l’intendante. Fais-les entrer, je préviens le roi de votre visite.

     Je rouvris les yeux au moment où l’Alfide aux traits sévères tournait les talons pour prendre la direction d’une immense bâtisse, sûrement le palais.

     Pendant ce temps, Alcidias se retourna avec le sourire :

     - C’est bon, Eurysias, notre roi, va vous recevoir. Je resterai avec vous. Je laisse le temps à Tàlsina de lui annoncer votre venue. En attendant, je vous propose de découvrir l’intérieur de notre belle cité, qui régit tout le royaume et ses villages alentours.

     - Ces villages sont Alfides aussi ?

     - Ces villages sont Humains.

     - C’est bien ce qu’il me semblait. Comment ça se fait qu’il n’y ait aucun Alfide dans notre région pour nous prêter assistance ?

     - Nous sommes peu nombreux. Nous sommes répandus dans tout le Taɍâşùl, mais nous ne sommes pas présents partout. Et le fait que Cobraléo prospère dans votre région sans être inquiété par des Alfides est inquiétant.

     - Inquiétant parce que vous pensez que la situation est idéale pour que Cobraléo puisse se reproduire ? Demandai-je.

     - Bonne déduction.

     - J’ai entendu votre conversation avec cette Tàlsina.

     - C’est un art Alfide d’entendre les conversations de loin.

     - C’est mon maître qui me l’a enseigné. Ma sœur aussi savait le faire.

     - Ce devait être des personnes très fascinantes.

     - Elles l’étaient avant d’être tuées par Cobraléo.

     Alcidias eut un sourire de compassion et nous invita à le suivre.


18


   Nous étions subjugués par l’intérieur de la cité où tout était un habile mélange de maçonnerie Alfide et de verdure naturelle. La végétation s’harmonisait parfaitement bien avec les maisons en briques d’argile. Nous devions le reconnaître, les Alfides possédaient des logis beaucoup plus spacieux et solides que les nôtres.

     - Nous n’avons pas vraiment abandonné le bois, nous expliqua Alcidias ravi de nous faire visiter sa ville. Nous l’utilisons surtout pour les charpentes, avec l’aide de la nature évidemment. Toutefois, la maîtrise de l'argile nous a permis de réduire notre dépendance au bois dans la construction de nos maisons, évitant ainsi une coupe massive des arbres.

    Je souris à notre nouvel ami avant d’admirer ces habitations. Elles étaient vraiment immenses comparées à nos huttes et pourtant elles n’étaient habitées que par une seule personne. J’étais même étonné de ne pas voir d’enfants à l’intérieur. Alcidias m’expliqua qu’ils étaient confiés à des nourrices chargées de leur éducation. Cela voulait dire que les Alfides avaient une notion de la famille totalement différente de la nôtre.

     Nous finîmes par remarquer une femme Alfide faire la lecture à des enfants de son espèce à l’ombre d’un gigantesque platane. La perceptrice tenait dans ses mains un ouvrage étrange fait sur une matière que je n’avais jamais vu auparavant. Du papier selon Alcidias. Une matière qui permettait de faciliter l’écriture et surtout la lecture. Je me demandai si après cette histoire je pourrais en ramener dans mon village.

     J’étais loin de mes surprises. De gigantesques statues ornaient la ville. Taillées dans la pierre, elles représentaient des héros en pleine action. Des effigies de guerriers tenant une lance ou une épée et luttant contre de terribles monstres pétrifiés dans de l’argile. J’aurais aimé que Melckia eût vu ces majestueux colosses d’argiles. J’aurais aimé que nos malheureux compagnons de route eussent vu ces fabuleuses sculptures.

     - Les Alfides sont beaucoup plus avancés que nous, fit remarquer Mudrielle.

     - Et physiquement, ils nous surpassent, ajouta Siltarec avec dépit. Même les plus petits d’entre eux nous dépassent.

     Nous arrivâmes sur une grande place ornée de grands cyprès et de colossales statues. Au milieu, trônait une fontaine vide.

     - Nous venons à peine de finir cette fontaine, expliqua Alcidias. Mais on doit encore sculpter une effigie.

     - Vous allez mettre qui ? Demandais-je, bien que je ne connusse rien des légendes de notre hôte.

     - C’est en plein débat. Nous, les Alfides, nous débattons longtemps. Très longtemps même.

     - Si cela peut vous rassurer, intervint Siltarec, chez nous c’est pareil. Surtout avec mon frère.

     - Votre frère est une forte tête ?

     - Était, répondit Siltarec avec mélancolie. Nous avions une relation très conflictuelle.

     - Les relations humaines m’ont l’air très complexes.

     - Elles le sont. Raison pour laquelle nous nous faisons la guerre.

     Pendant ce temps, je contemplai l’immense bâtisse qui se tenait devant nous. C’était un immense bloc monolithique, orné de grandes colonnes, de fresques et de statues d’Alfides et d’animaux. Une végétation très dense recouvrait les toits du palais. Une rivière passait juste à côté de la cité et l’alimentait en eau. D’immenses escaliers permettaient d’accéder à divers endroits du palais. Nous suivîmes Alcidias.

    

19


   La salle du trône était comme nous le pressentions : immense, luxueuse et impressionnante avec des grandes colonnes soutenant la magnifique voûte ornée de fresques. Toujours ces fabuleuses statues d’Alfide en plein exploit, avec un détail cependant : ces héros gravés dans le marbre n’étaient pas habillés comme ceux représentés dans les rues de la cité, mais nus, comme si, à l’intérieur même du palais, ils pouvaient se permettre plus d’aisance.

     J’admirais ces effigies dans le moindre détail. Parfois, j’observais Mudrielle et je constatais qu’elle était loin d’être insensible devant ces membres si bien sculptés qu’ils donnaient envie d’être caressés. Nous nous surprîmes à ressentir du désir pour les personnes représentées sur les statues, tant le dessin de leurs muscles et la courbe de leur corps étaient gracieux et parfaits. Siltarec resta un peu en retrait, et manifesta son désintérêt pour l’art Alfide. Un désintérêt mêlé à un soupçon de jalousie.

     - Personnellement, dit notre chef, je préfère l’art rupestre.

     - Faudrait songer à mettre nos atouts plus en avant, s’amusa Mudrielle en me regardant d’un air complice.

     Mais nous dûmes interrompre ce moment de proximité lorsque nous réalisions que nous n’étions pas seuls. Il y avait le roi, mais aussi son intendante ainsi qu’Alcidias. Ainsi que des conseillers. Et des gardes. Et tous les membres de la cour. Avec Mudrielle, nous comprîmes que nous venions de faire les pitres sous les yeux des plus hauts dignitaires de Sybralvàr. Peut-être même de tout le royaume. Ce qui, je dois l’avouer, n’était pas très malin.

     Tous étaient vêtus de longues toges, aussi bien les hommes que les femmes. Seuls Alcidias et les gardes portaient leur armure de bronze.

     Notre bienfaiteur s’inclina brièvement devant son suzerain avant de se redresser aussitôt. La situation était trop confuse pour que je saisisse le sens exact de leur échange, mais je me doutais que le roi avait déjà pris sa décision quant à notre audience, puisque Tàlsina se tenait à ses côtés.

     - Le roi Eurysias veut bien vous parler, nous dit Alcidias avec le sourire. Veuillez me suivre.

     Nous traversâmes la salle du trône sous le regard inquisiteur de la cour et des gardes. Une fois devant le roi, nous nous inclinâmes, comme Alcidias l’avait fait précédemment. Eurysias sourit et nous fit signe de nous relever. C’était un souverain dans la force de l’âge pour un Alfide. Selon Alcidias, il devait avoir environ cent vingt ans, ce qui ne manqua pas de nous faire sursauter. Comme ses congénères, il était très beau, très charismatique aussi. C’était un suzerain au charme indéniable, peut-être était-ce dû à sa façon de se tenir ou de nous regarder. Il avait des yeux de chat d’un vert perçant. Il nous considéra un long moment. On aurait dit qu’il nous déshabillait du regard, surtout Mudrielle, qui se sentit un peu embarrassée. Eurysias se mit à lui sourire et la complimenta :

     - Je n’ai pas souvent l’occasion d’admirer une si belle chevelure. Et je dois avouer que je suis agréablement surpris de voir une Humaine aussi agréable à contempler.    

     Mudrielle se mit à rougir. C’était la première fois que je la voyais aussi gênée. Eurysias m’ignora totalement et déporta son regard sur Siltarec :

     - Tàlsina m’a expliqué les raisons de votre venue ici. Je suis fortement attristé et choqué par ce qu’il vous est arrivé, à vous et à vos compagnons. Surtout vos compagnons. Seulement, voilà, moi, Eurysias, roi de Sybralvàr, j’aimerais tenir mon peuple loin de tout cela. Je n’ai rien contre vous, seulement, les relations entre Alfides et Humains sont un peu, comment dire ? Confuses. Pendant des siècles, vous avez convoité nos terres avant d’abuser de notre aide. Il est temps que votre espèce apprenne à grandir.

     - Mais, intervins-je, vous protégez bien des villages Humains ?

     - Oui, bien sûr, fit le roi. Cela fait même des siècles que ces villages nous sont inféodés. Mais le vôtre, nous ne le connaissons pas suffisamment pour lui apporter assistance.

     - Cobraléo est beaucoup trop fort pour nous, m’agaçai-je avec véhémence. Nous sommes impuissants face à lui. De nombreux guerriers sont morts en cherchant à le vaincre.

     - Ne le prenez pas mal, Maldoŧ. C’est bien votre prénom ?

     - Oui, Eurysias.

     - Ne le prenez pas mal, Maldoŧ. Mais vous payez les erreurs de vos aïeux. Nous avons progressé et développé une société pacifique parce que nous avons appris, ou plutôt choisi, l’harmonie à la guerre. Si vos ancêtres avaient appris à vivre en harmonie avec la nature, avec les animaux et avec les autres tribus, vous ne seriez plus les proies de ces monstres qui rôdent dans vos contrées. Ils auraient même disparu. Seulement, la bêtise est source de convoitise. Et la convoitise mène à l’anarchie et à la mort.

     - Vous ne pouvez pas nous faire porter le fardeau de la culpabilité à cause de nos anciens, m’insurgeai-je. Les temps ont changé. A quoi cela sert d’apprendre de nos erreurs s’il faut périr à cause de la faute des autres ? Vous dites que mon peuple doit payer pour les erreurs de nos ancêtres, mais qui vous dit qu’en ce moment même vous ne commettez pas une erreur que paieront vos générations futures ? Vous n’avez peut-être pas de notion de famille, de parents, de fratrie, mais quelle que soit votre pensée, la notion de génération demeure dans vos gènes. A quoi cela sert de vivre si nous ne pensons pas au futur ? Si nous ne construisons pas un monde meilleur pour nos descendants ? Qu’allez-vous dire à vos jeunes générations ? Qu’ils doivent payer les fautes de leurs aïeux ? Et quand quelqu’un vous dira : n’est-ce pas une faute de laisser un peuple mourir ? Qu’allez-vous répondre ?

     - Ce Maldoŧ a raison, intervint Alcidias. Ce mal qui dévore leur peuple est un mal que nous avons repoussé mais non éradiqué. Lorsque le dernier Humain aura été dévoré, que fera Cobraléo ? Il se reproduira, puis il ira dévorer d’autres espèces, et lorsqu’il aura tout dévoré, il viendra chez nous. Et là, une fois le mal devant notre porte, nous regretterons d’avoir renoncé à aider un peuple au nom d’une responsabilité qui n’avait plus lieu d’être.

     - Que proposes-tu Alcidias ?

     - Il est évident que nous ne devons pas mêler notre armée à ces histoires d’Humains. Nous ne ferions qu’attirer Cobraléo devant nos murs et être à nouveau confrontés à ce monstre. Il est évident aussi que ces Humains doivent l’affronter. Mais seuls, ils ne sont pas de taille. Nous devons agir comme autrefois. Je dirai même comme il n’y a pas si longtemps. Renoncer à aider les Humains aujourd’hui à cause d’une responsabilité qui ne concerne plus leurs générations, c’est créer de futurs conflits dans lesquelles nos descendants seront impliqués. C’est la raison pour laquelle, moi, Alcidias, héros de Sybralvàr, je me propose d’aller combattre ce Cobraléo avec l’aide de ces trois personnes.

     - Eh bien ! Trancha Eurysias. Qu’il en soit ainsi.


20


     Après une bonne nuit de sommeil dans l'une de ces spacieuses maisons Alfides, nous fûmes de retour sur les cimes de l’Olimbarèš, armés d’un javelot et protégés par un bouclier Alfide assez grand pour dissimuler l’entièreté de notre corps lorsque nous nous tenions accroupis. Vu notre petite taille, les habitants de Sybralvàr nous avaient confié des armes qu’ils donnaient habituellement à leurs adolescents. Nous étions un peu vexés, et savoir qu’à quarante ans un Alfide n’était pas encore considéré comme un adulte me laissa perplexe. Cela faisait bien rire Alcidias lorsque nous échangeâmes sur le sujet. Non seulement il était curieux et très empathique, mais il avait beaucoup d’humour, ce qui le rendait encore plus charmant. Et je n’étais pas le seul à être séduit. Mudrielle semblait très attirée par notre ami aussi, au grand dam de Siltarec qui venait de découvrir que sa protégée pouvait ressentir de l’envie pour les hommes.

     En chemin, l'ardente athlète ne put s'empêcher de parler du droit de cuissage, propos qui n'avaient aucun rapport avec notre but, mais qui lui permettaient de se rapprocher du séduisant Alfide. Ce dernier fut outré par cette pratique et nous expliqua que, si la notion de famille n'existait pas, en revanche, la sexualité était consentie par chacun et que personne ne devait imposer sa loi aux autres.

     Pendant qu’il expliquait le fonctionnement des rapports affectifs et sensuels de son peuple, nous aperçûmes un tas de rochers. Nous étions à l’endroit où Melckia s’était sacrifiée pour nous sauver. Je ne pus m’empêcher d’observer un moment de recueillement devant le bloc de pierre sous lequel gisait son cadavre. Il restait quelques traces de sang. Saisi par une irrésistible envie de chercher son corps, j’y renonçai aussitôt. Cela ne servirait à rien : je n’étais pas assez fort, et ma sœur était morte, ensevelie sous ce tas de cailloux.

     Alcidias s’aperçut que nous étions tous les trois accablés par le chagrin. Siltarec lui expliqua les événements, et l’Alfide acquiesça avec compréhension.

     Plus tard, nous passâmes devant les rochers où nous avions abandonné Voštàr. Nous craignions d’y découvrir son corps en décomposition, mais il n’en était rien. Il avait disparu. Ce salopard de Cobraléo avait certainement emporté sa dépouille pour compenser sa déception de ne pas avoir pu récupérer le cadavre de Melckia.

     Et plus tard encore, ce fut à Siltarec d’être submergé par l’émotion lorsque nous atteignîmes l’endroit où Molkeň avait été tué. Il ne restait plus que son épée en silex, Sildekarđ, gisant sur le sol. Siltarec la ramassa et l’attacha à sa ceinture. C’était le seul souvenir de son frère. Il se promit de la planter dans le corps de son ignoble ennemi.

     Nous n’étions plus très loin de la grotte où Cinar avait été tué et Mudrielle le fit savoir à notre ami :

     - Il a certainement élu cet endroit comme abri, fit-il. Soyons prudents et élaborons un plan d’attaque. Si nous l’attaquons n’importe comment, nous allons terminer dans son gosier.

     - Tu as un plan ? Demanda l’ardente athlète.

     - Oui. Nous sommes quatre. Maldoŧ jouera le rôle de rabatteur. C’est le plus petit d’entre nous. Et le plus malin. Je sais que votre ami Cinar s’est fait surprendre par le monstre, mais il s’agissait d’un piège. Cobraléo est intelligent mais il reste un animal. Il ne s’attend pas à votre retour, et encore moins à un retour pour le tuer. Donc jouons l’effet de surprise. Ça ira ?

     Je hochai la tête en signe d’approbation, mais dans mon for intérieur, le doute persistait.       

    - Siltarec et Mudrielle, enchaîna Alcidias, dès que le monstre sortira de son refuge, vous l’attaquerez chacun de son côté. Frappez surtout sa queue, il ne peut pas utiliser tous ses membres en même temps. Si vous avez bien fait attention, il n’assaille ses proies qu’une fois seul avec elles. Même quand il s’en prend à un groupe. Sauf en cas de fuite, où là, généralement, il attaque par derrière. Il n’est pas très courageux.

     - Et toi ? Demanda Mudrielle.

     - Moi, je l’affronterai de face. Il aura fort à faire avec vous.


21


     J’entrai dans la grotte avec beaucoup d’appréhension. Torche à la main, je me faufilai doucement entre les rochers. Je me demandais comment un énorme fauve pouvait se mouvoir dans ce dédale rocheux. Pourtant, j’oubliais que Cobraléo était un croisement entre un félin et un serpent, et que son corps pouvait se glisser dans des espaces exigus.

    Après un long moment à ramper dans l’obscurité, je découvris enfin une salle assez spacieuse dans la grotte. Un sinistre bruit me retint de me précipiter dans cet endroit plus vaste. Heureusement que je n’avais pas commis cette erreur. Au milieu de la salle, Cobraléo se délectait de la carcasse d’une pauvre cueilleuse qu’il avait capturée quelques heures plus tôt. Ce goinfre avait à peine digéré le corps de mes compagnons qu’il était déjà parti en quête d’une nouvelle proie. Dans son épaule, il y avait encore la pointe de la lance de Melckia. Ma sœur avait dû y mettre toutes ses forces pour planter son arme dans le corps du monstre.

     Je cherchai à contrôler mon excessive colère avant de prendre le risque de m’avancer. Je marchai prudemment, prenant bien soin de ne pas attirer l’attention du monstre. Une fois à bonne distance, je me levai pour lancer le javelot que les Alfides m’avaient offert.        Hélas, j’étais loin d’être un chasseur émérite, et encore moins un héros. Cobraléo sentit le danger et se montra plus vif. D’une extrême vélocité, il esquiva le projectile. Décontenancé par la situation, je préférai reculer. Le monstre savait que j’étais là ; il me fallait absolument fuir pour le faire tomber dans le piège.

     Même blessé, cet immense lion à tête de cobra se montra très rapide. Sa gueule grande ouverte, il se jeta sur moi pour me mordre. J’eus le temps de bloquer sa mâchoire avec mon bouclier. J’étais encore en vie. Seulement, j’étais coincé dans la grotte avec ce monstre, sans moyen de prévenir mes amis. Avec dégoût, je sentis son haleine fétide se rapprocher de moi. Il n’allait pas tarder à me gober. Gober ? Cette pensée me donna l’idée de glisser mon bouclier dans la gueule béante de mon ignoble ennemi. Je rassemblai le peu de courage qu’il me restait et enfonçai ma protection de bronze dans la gueule d’un Cobraléo furieux. Une fois la mâchoire de mon effroyable adversaire bloquée, je roulai sur le sol pour atteindre un chemin plus facilement praticable, afin de courir jusqu’à la sortie.

     Pendant ma course, j’entendis le monstre désintégrer avec rage mon bouclier de sa mâchoire puissante. Après un rugissement strident, il se lança à ma poursuite. Il était rapide, le bougre. Beaucoup plus rapide que moi. J’aperçus enfin la lumière extérieure. Je pris une grande inspiration et accélérai ma course vers l’extérieur.

     Une fois sortie de la grotte, je dus courir plusieurs bons mètres encore sans prêter attention à mes compagnons. Ce fut la voix d’Alcidias qui mit fin à ma course :

     - Il est là ! Hurlai-je en me cachant. Tenez-vous prêts !

     Mudrielle était à droite de l’entrée, Siltarec à gauche. Armés de leur javelot, chacun était prêt à frapper le cobra au corps de lion. Celui-ci ne se fit pas attendre et sortit en rugissant dans l’espoir de me pétrifier de terreur. Mais son espoir se mua rapidement en désenchantement. Mes trois compagnons lancèrent leurs javelots en même temps. Leurs projectiles atteignirent l’encolure de l’animal. Si Mudrielle et Siltarec avaient frappé la nuque, Alcidias avait touché la jugulaire. Cobraléo était désarçonné.

     - Coupez lui la queue ! Hurla Alcidias.

     Mes deux compagnons de route bondirent, leurs gigantesques boucliers levés, et atterrirent à côté de la queue. Celle-ci gigotait dangereusement. Alors, les deux guerriers humains frappèrent l’appendice caudal au niveau du sacrum et l’entaillèrent sévèrement. Le monstre se mit à hurler de rage et de douleur. Alcidias en profita pour fourrer son bouclier dans la gueule de son bestial adversaire, qui le désintégra aussitôt. Ce moment d’inattention permit à Siltarec et Mudrielle de sectionner sa queue de reptile.

     Avec fureur, Cobraléo se retourna pour se venger. Il avait totalement oublié Alcidias. Le héros Alfide prit son épée et se rua sur la jugulaire du monstre, déjà bien entaillé par son javelot. Cobraléo ne savait plus où donner de la tête.

     - Frappez-le ! Hurla Alcidias.

     Mudrielle prit sa hache et se mit à cogner violemment le corps de Cobraléo. De son côté, Siltarec saisit l’épée de son frère et poinçonna le monstre dans plusieurs parties de l’abdomen. Pendant ce temps, Alcidias continuait de le frapper au cou. Epuisé, le monstre sombra. Je me rapprochai de lui. J’éprouvai un sentiment étrange que je ne sus expliquer. C’était une sorte de pitié courroucée. Il avait tué ma sœur, mes parents, mes compagnons, des membres de mon village, mais j’éprouvai quand même de la compassion pour lui.

     En revanche, Cobraléo n’éprouvait que de la rage et me rendit mon regard de compassion par des yeux malveillants. S’il l’avait pu, il m’aurait dévoré. Je m’approchai doucement de lui pour mieux l’observer, mais la voix d’Alcidias me repoussa :

     - Ecartez-vous !

     D’un coup sec, le héros Alfide trancha la tête de Cobraléo avec son épée. Du sang verdâtre gicla de partout et se répandit sur la roche, ou plutôt s’incrusta, comme si le monstre voulait se montrer éternel et marquer son territoire. Mudrielle et Siltarec s’étaient protégés derrière leur bouclier. Moi, je m’étais planqué derrière un rocher, et Alcidias avait baissé la tête, faisant en sorte que seule son armure soit souillée. À n’en pas douter, nous avions tous peur de recevoir son venin en plein visage. Heureusement, ce ne fut pas le cas.

     - Cobraléo a baptisé la grotte, expliqua Alcidias. En lui offrant son sang, il lui a donné son nom.

     Il se saisit de la tête du monstre, qu’il enveloppa dans un grand baluchon.

     - Mais s’il doit marquer son territoire par son sang, moi, j’emporte sa tête pour glorifier notre victoire. A présent, allons dans la grotte pour vérifier s’il n’y a pas pondu ses œufs.


22


     Effectivement, Cobraléo avait déjà pondu des œufs. Trois en tout. Armé de Sildekarđ, Siltarec exprima toute sa fureur en les détruisant. Cela dura une bonne heure. À la fin, il ne restait plus qu’une mélasse gélatineuse.

     Après s’être assurés qu’il n’y avait plus de danger, nous retournâmes à Sybralvàr, où notre retour fut célébré par un véritable triomphe. Évidemment, ce fut surtout Alcidias que les Sybralvarois félicitèrent. Dès qu’il aperçut Tàlsina, il lui confia la tête de Cobraléo. Avec l’assentiment du roi, celle-ci fit ériger sur la fontaine de la ville une statue de notre ami triomphant sur la dépouille du monstre. Pour l’occasion, la tête de Cobraléo fut pétrifiée dans de l’argile. Il paraîtrait que du venin coule encore de son énorme gueule, rendant l’eau de la fontaine imbuvable.

     Nous partîmes quelques jours plus tard, le temps de nous reposer et de nous soigner. À la différence des Alfides, le deuil nous empêchait de manifester de la joie, malgré l’espoir qui renaissait dans nos cœurs. Curieusement, nos divins amis nous gratifièrent de cadeaux. Sildekarđ, l’épée de Molkeň, fut reforgée avec un mélange d’airain et de silex avant d’être rendue à Siltarec. Mudrielle eut la surprise de voir sa hache remodelée avec du bronze et de l’ivoire. Lorsqu’Alcidias lui proposa de nommer son arme, l’ardente athlète la baptisa Sékira, en hommage à sa mère, tuée par des pillards des années plus tôt. Quant à moi, Alcidias m’offrit du papier Alfide sur lequel je pouvais écrire à l’aide de tiges plongées dans de la poudre colorée.

     De retour dans notre village, Siltarec déclara son amour à Mudrielle, et tous deux s’unirent jusqu’à ce qu’une mort douce les sépare. Ils n’eurent pas d’enfants, mais considérèrent ceux de Molkeň et de Cinar comme les leurs, afin d’honorer leur mémoire.

     Rénémar, le fils de Molkeň, devint officiellement le successeur de Siltarec pour diriger le village. Lorsqu’il fut en âge de gouverner, notre chef lui remit Sildekarđ, et Mudrielle lui confia Sékira. Ces deux armes devinrent les insignes des chefs de notre tribu et furent destinées à être transmises de génération en génération.

     Doté d’une grande sagesse et d’une vive clairvoyance, Rénémar prit conscience de la valeur de cette épée et de cette hache, ainsi que des sacrifices qui avaient contribué à lui donner le pouvoir et à apporter la prospérité à son peuple. Lors de son avènement, le nouveau chef rendit hommage aux défunts tués par Cobraléo lors de notre expédition. Vadiba, Vécina, Cinar, Voštàr, Molkeň et Melckia furent ainsi élevés au panthéon des héros humains, dont les exploits seraient contés au fil des siècles. Le nouveau chef décida ensuite de baptiser notre village du nom d’Alcivàr, en mémoire de notre sauveur Alcidias, que nous honorâmes en évitant les conflits avec nos voisins et en leur apportant notre aide lorsqu’ils en avaient besoin.

     Quant à moi, je devins le nouveau druide du village dès notre retour. C’était Siltarec qui m’avait nommé ainsi, sur les conseils de Mudrielle. Je pus enfin rendre leur dignité à mes ancêtres et faire honneur à ma sœur et à mes parents. Grâce au papier Alfide, j’écrivis le récit de nos voyages afin de rendre hommage à ces héros qui avaient œuvré pour sauver leurs proches, mais aussi à ces êtres divins qui nous avaient aidés à vaincre ce monstre.

     Je n’ai jamais revu Alcidias. Mais son aide le fit entrer dans notre panthéon divin, avec l’approbation de Rénémar, qui avait compris qu’il devait asseoir son pouvoir sur les légendes de nos héros mais aussi sur un statut divin. Ainsi, une nouvelle ère s’ouvrit sur une période prospère, où les chefs ne justifièrent plus leur règne par un simple népotisme familial, mais par la béatification de leurs défunts. Pour légitimer leur rang divin, Rénémar, ses successeurs et les autres chefs des environs élevèrent les Alfides au rang de dieux et considérèrent les monstres comme des démons, afin de faire cesser les sacrifices inutiles.


23


     À toi qui as lu ces quelques pages, c’est au crépuscule de ma vie que je t’enseigne ceci : si le monde recèle d’ennemis et de monstruosités en tout genre, n’oublie pas que des créatures lumineuses sont là pour nous guider et nous donner de l’espoir. Toutefois, cette lumière ne doit pas être utilisée à des fins politiques ou guerrières, mais pour montrer la voie à ceux qui désespèrent.

     Je m’endors à présent dans le néant éternel, en espérant qu’un jour, mon texte soit découvert par des êtres sages et raisonnés. Le transmettre à mes contemporains serait leur donner une connaissance et une philosophie qui feraient sombrer ce monde dans l’obscurantisme le plus absolu.

     Je souhaite néanmoins terminer mon récit par une note optimiste : aucun espoir n’est futile, et même face à la fatalité, il faut savoir garder la tête haute, parce qu’au-delà du néant, demeure une lumière qu’on appelle la vie. Le monde est beau, il n’y a pas besoin de le changer, il faut seulement vivre avec lui. C’est ce que les Alfides ont su faire, comme quoi, ce n’est pas impossible. »