Né en 1841 à Lùgavàr, dans l’actuelle Galorcie, l’historien Loreňzias Garniral a voué sa vie à l'étude de la préhistoire de notre monde, en particulier celle de notre continent. L’objectif de ses recherches et de ses fouilles était de faire comprendre au monde les fondements de notre société actuelle. Reconnu comme l’un des pionniers de la recherche historique après quarante années de travail, il fut invité au début de l’année 1897 à la faculté de Bratislovàr, en Mayarnie, pour une conférence devant un impressionnant aréopage d’élèves et de professeurs avides de connaissances. Ce que vous allez lire à présent est la transcription de cette conférence, qui a marqué un tournant dans la compréhension historique et cosmogonique de notre monde.
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Pendant des millions d’années, lorsque le monde
portait le nom de Véĉhiùl Régaŧ, de grands géants sillonnaient les terres sur
lesquelles ils régnaient en maîtres. S’il existe peu d’informations sur ces
êtres titanesques, nous savons que, durant leur apogée, ils étaient de
gigantesques primates dont la taille démesurée pouvait atteindre sept, voire
huit mètres de hauteur. Ces colosses velus vivaient sur une terre vaste et
luxuriante, parsemée d’une flore dense et abondante, ainsi que d’une faune
féroce et hostile.
Ils comptaient peu de prédateurs, hormis
quelques monumentaux sauriens très voraces. Animaux d’une extrême férocité et
d’un appétit gargantuesque, ces derniers faisaient régner la terreur parmi les
autres bêtes, qui craignaient de finir dans leur gosier béant. Les géants
étaient les seuls à ne pas être effrayés par ces fauves tyranniques. Peu
d’entre eux périssaient sous les crocs des grands carnassiers, pour la simple
et bonne raison qu’une confrontation entre un prédateur saurien et sa colossale
proie simiesque s’avérait souvent peu judicieuse pour le chasseur. Les maîtres
du Véĉhiùl Régaŧ savaient se défendre et pouvaient tuer leurs adversaires pour
en faire leur propre gibier. Et si, par hasard, un gigantesque saurien
carnassier parvenait à prendre le dessus sur sa proie simiesque, cela se
faisait au prix de terribles blessures qui le rendaient si vulnérable qu’il se
retrouvait à son tour affublé du prestigieux titre de proie potentielle pour
d’autres prédateurs, moins impressionnants mais tout aussi voraces.
De nature solitaire, ces gigantesques
anthropoïdes étaient omnivores et mangeaient peu de viande. Bien sûr, cela
pouvait arriver, notamment lors d’une confrontation avec un grand prédateur
qu’ils venaient de tuer pour se défendre, mais ôter la vie d’autrui ne faisait
pas partie de leurs habitudes. Ce pacifisme leur était salvateur, car même
s’ils étaient herbivores, la plupart des animaux qui les entouraient étaient
d’énormes sauriens qui savaient se défendre avec férocité. Et les géants
n’ambitionnaient point de devenir de la pitance bon marché pour leurs
prédateurs naturels à cause d’une sérieuse blessure infligée par une proie à la
fois robuste et négligeable. Lorsqu’ils ressentaient l’envie de se nourrir de
viande, les géants choisissaient de s’attaquer aux bêtes malades ou en fin de
vie, qui s’étaient isolées pour mourir. Ainsi, les colosses participaient au
cycle de la nature et ne profanaient en rien la vie que leur offrait la terre.
Comme la sociabilité ne faisait guère
partie de leurs mœurs, ils vivaient en solitaires et, de ce fait, ne
possédaient pas de société propre. Mâles ou femelles, ils refusaient de
constituer un groupe ou un clan, même s’ils étaient issus de la même fratrie.
Ils n’utilisaient pas d’outil, ni d’arme, et étaient loin d’être des
bâtisseurs. La nuit venue, ils dormaient soit au pied d’un arbre, soit dans une
caverne. Si les mâles appréciaient dormir à la belle étoile, la plupart des
femelles préféraient s’abriter dans des cavités, surtout lorsqu’elles venaient
de s’accoupler avec un mâle. Véritables gougnafiers, dont le romantisme se
limitait à de vulgaires gémissements orgasmiques, ces derniers se carapataient
aussitôt la besogne accomplie, plutôt que de veiller sur leurs partenaires.
Ainsi, les femelles devenaient vulnérables, et cette vulnérabilité ne cessait
de croître lorsqu’elles entraient en période de gestation. La grossesse d’une
géante durait neuf mois en moyenne, raison suffisante pour se réfugier dans une
caverne et en bouger le moins possible. De cette manière, elles se cachaient
pour accoucher en toute sécurité et protéger ainsi leur nouveau-né de tout
prédateur.
Pendant les cinq premiers mois de sa vie,
l’enfant géant n’était pas capable de faire grand-chose, il ne savait même pas
marcher avant son sixième mois. Pour se déplacer durant cette période, où il
était plus proche d’une larve insignifiante que d’un puissant gorille, il
s’accrochait à la fourrure de sa mère. Pour chercher de la nourriture, celle-ci
devait se déplacer avec sa progéniture accrochée à elle comme une énorme pomme
de pin. Et comme elle devait allaiter son éléphantesque chérubin pendant
dix-huit mois, la mère se retrouvait encombrée par un enfant à moitié ensuqué
qui tétait son sein pendant qu’elle cueillait de quoi se nourrir. Cette
situation était très inconfortable en cet instant qui nécessitait une extrême
vigilance. Un prédateur pouvait surveiller le coin, à l’affût du moindre faux
pas de sa potentielle proie. Ce n’était
qu’à l’âge de quatre ans que le petit géant gagnait en indépendance. Au fur et
à mesure qu’il grandissait, il s’éloignait progressivement de la caverne
maternelle pour enfin devenir solitaire un beau jour de ses cinq ans. Ce
détachement permettait à la femelle de retrouver sa vie d’antan et de se
trouver un nouveau mâle avec qui s’accoupler et se reproduire à nouveau,
plongeant ainsi dans une nouvelle période périlleuse et fâcheuse.
Au fil des millénaires, en raison de la
raréfaction des ressources alimentaires et de la dangerosité croissante des
prédateurs, qui se retrouvaient avec moins de bêtes à dévorer, les géants se
sociabilisèrent. Au début, ils favorisaient l’entraide, surtout lorsqu’une
femelle venait de mettre bas. Puis, l’esprit de groupe se développa pour
protéger une zone de cueillette ou un lieu devenu un habitat. Peu à peu, les
mâles cessèrent de s’éloigner des femelles après l’accouplement, et
commencèrent à développer une certaine forme de conscience, encore très
primaire, tout en devenant les protecteurs de leur famille. Généralement,
celle-ci était composée du mâle, de la femelle et de deux ou trois enfants.
Très vite, pour éviter la consanguinité, des familles se regroupèrent pour
former des clans qui s’organisaient autour d’un mâle alpha, le membre le plus
costaud et surtout le plus clairvoyant du groupe.
Cette sociabilité poussa les géants à
devenir de grands nomades. Cette errance s’expliquait par la taille colossale
de la majorité des pensionnaires du monde, dont l’imposant gabarit et le nombre
croissant de naissances nécessitaient d’énormes ressources alimentaires. Et
celles-ci s’épuisaient très vite. Sur leur passage, des forêts entières étaient
déboisées et de vastes prairies se transformaient rapidement en amples déserts.
Au fil des millénaires, face à cet épuisement des ressources, les colosses virent
leur taille diminuer, tout comme celle des autres animaux.
Cette baisse de taille fut accompagnée de
grandes évolutions : le nombre de sauriens diminuait tandis que celui des
mammifères, des oiseaux et de bien d’autres espèces augmentait. Ces évolutions
donnèrent lieu à de curieux mélanges entre espèces et permirent la constitution
d’une vaste faune, avec des peuplades très variées. Les géants ne firent pas
exception à la règle. Non seulement ils devinrent de moins en moins grands,
mais en plus leur apparence moins velue les distinguait nettement de leurs
cousins primates. De cette évolution émergèrent deux espèces dominantes : les
Humains et les Alfides.
Ces deux espèces atteignirent leur taille
actuelle 300 000 ans avant notre ère.
Lorsque les
Alfides atteignirent leur taille actuelle en 300 000 avant notre ère, ils se
démarquèrent très vite des autres espèces animales, notamment des Humains.
Êtres athlétiques à la peau lisse et peu velue, ils étaient dotés d’une grande
élégance physique et d’un sens du discernement très avisé. Leurs capacités
intellectuelles leur permirent d’être très avancés technologiquement par
rapport à toutes les autres espèces et de posséder des us et des coutumes très
raffinés.
Dénués d’agressivité, les Alfides étaient
omnivores, comme leurs gigantesques ancêtres simiesques. Ils ne chassaient
qu’en cas de nécessité et préféraient se nourrir des mets que leur offrait la
terre.
Leurs
sens affinés leur permettaient de vivre sereinement dans les épaisses forêts du
Véĉhiùl Régaŧ. Grâce à leurs grands yeux semblables à ceux des félins, ils
pouvaient voir de très loin le jour, et ainsi anticiper le danger, découvrir
des lieux propices pour leur espèce, et se repérer dans les alentours durant la
nuit. D’apparence ordinaire, leurs oreilles pouvaient s’agrandir afin de leur
permettre d’identifier un son suspect. Leur nez était semblable à celui des
autres hominidés, ce qui limitait considérablement leur odorat dans les
environs, mais il était suffisamment développé pour connaître l’origine d’une
trace ou déterminer si une plante était empoisonnée ou comestible.
Dotés
d’une extrême beauté, ces êtres aux traits fins et androgynes s’exprimaient
avec une voix merveilleuse et agréable, qui transformait chacune de leurs
discussions en véritable dialogue parnassien, dont chaque mot, chaque tonalité
pouvait enchanter n’importe quelle personne qui s’attardait pour écouter une de
leurs conversations.
Grâce
à l’élégance de leur physique svelte et athlétique, au charme de leur visage
éblouissant, à leurs sens développés et au doux lyrisme de leurs paroles, ils
étaient parvenus à s’unir avec la nature, comme deux amoureux s’épousent pour
vivre en communion, pour le meilleur et pour le pire. C’était un véritable
amour dans lequel les Alfides respectaient leur environnement et honoraient
avec ferveur la flore et la faune. Et si celles-ci pouvaient s’avérer très
dangereuses malgré toutes les considérations de ce peuple à leur égard, elles
ne manquaient pas de gratitude envers la dévotion qui leur était vouée.
Les
Alfides étaient aussi très doués de leurs mains et avaient tôt fait d’inventer
des outils d’une extrême finesse ainsi que des armes incroyables. L’objet dont
ils pouvaient s’estimer être les plus fiers était l’arc. Celui-ci leur
permettait d’effectuer des tirs de très loin et d’une grande précision. Ils
maîtrisaient aussi très bien l’épée. Taillée dans du silex et soutenue par un
manche en cuir pour éviter de s’entailler la paume de la main, celle-ci devint
rapidement une des armes de prédilection de ce peuple arboricole. Dans les
forêts, ils se déplaçaient d’arbre en arbre avec l’aisance d’un singe et la
légèreté d’un oiseau. Que ce soit le maniement des armes ou les sauts dans les
arbres, tous leurs gestes étaient exécutés avec une dextérité déconcertante.
On disait des Alfides qu’ils étaient les
enfants de la terre et de la poésie, non seulement pour leur connaissance du
monde qui les entourait et les protégeait avec bienveillance, mais aussi parce
qu’ils maîtrisaient l’art avec magnificence, surtout la sculpture. D’abord
rupestre et primitive, leur pratique se peaufina et devint un domaine dans
lequel ils excellaient. La sculpture n’était pas vouée à tous, et seuls
quelques artistes talentueux pouvaient exercer cette fonction de manière
officielle, même si, en réalité, tous les Alfides s’adonnaient à cette pratique
sous forme de loisir.
L’art sculptural jouissait d’un statut très
particulier, car les sculpteurs étaient à la fois fortement estimés par les
autorités qui aimaient admirer la beauté de leurs semblables reconstituée dans
de l’argile ou de la pierre, parfois même leur propre beauté, et en même temps
terriblement dépréciés par les autres corps de métier qui ne comprenaient pas
l’utilité de cette fonction.
Les sculpteurs adoraient représenter leurs
propres congénères en pleine action, ou bien ils rendaient hommage à la nature
qu’ils vénéraient plus que tout. Celle-ci leur était très reconnaissante. En
gage de remerciement, ils obtinrent de sa part une impressionnante longévité
qui permettait à ce peuple raffiné de posséder une espérance de vie largement
supérieure à deux cents ans. Une longévité qui leur permettait de vivre sans
subir les altérités provoquées par les ravages du temps.
Seulement, cette longévité avait un prix :
les Alfides ne se reproduisaient pas beaucoup. Généralement, une femme ne
pouvait avoir qu’un seul enfant par décennie et sa durée de gestation
s’étendait sur une année complète. Ce cycle d’enfantement ne les gênait guère,
car il ne représentait qu’un détail vu leur espérance de vie.
À l’image de leur fécondité, la sexualité
des Alfides était loin d’être exacerbée, bien au contraire. Certes, ils ne
faisaient pas l’amour uniquement pour procréer, mais si deux amants éprouvaient
une forte attirance physiologique l’un pour l’autre, ils partageaient des
moments tendres et sensuels pendant quelque temps avant de passer à autre
chose. Leur désir charnel était très faible et ce, malgré leur extrême beauté,
une beauté qu’ils se plaisaient à contempler, d’où les nombreuses
représentations d’Alfides dans la sculpture, art principal de cette espèce
éthérée.
Grâce à la clémence de la nature qui les
protégeait des ravages du temps, il s’avérait qu’au crépuscule de leur vie, les
Alfides très âgés avaient très peu de rides. Certes, leur visage et leur
morphologie avaient changé, mais ils étaient plus proches d’une personne âgée
d’une quarantaine d’années et bien portante que d’un vieillard sénile et
décrépi. Et même si leurs réflexes et leur dextérité s’étiolaient avec le
temps, ils restaient vaillants jusqu’à leur dernier souffle. Cette bénédiction
s’expliquait en partie par les offrandes de la nature, mais aussi par leur
maîtrise de la médecine qui leur permettait de ne pas connaître la maladie et
de se soigner rapidement en cas de blessures.
Leurs liens très particuliers avec la terre
et la nature expliquaient aussi leurs rites funéraires. Si les Alfides ne
croyaient pas en la puissance d’une divinité céleste, en revanche, ils
croyaient fermement en l’énergie vitale de la terre nourricière. Le défunt
était toujours enterré sous un arbre dans une capsule funéraire. Cette pratique
permettait à l’arbre de puiser dans le corps du défunt pour se nourrir et se
reproduire. Les naissances étaient célébrées de la même façon, puisque l’enfant
était déposé au pied d’un arbre funéraire afin de se nourrir de l’énergie de
celui-ci, énergie alimentée par l’âme d’un défunt. De cette manière, l’enfant
était béni et recevait la connaissance, la sagesse et la force de son aïeul.
Ainsi allait le cycle de la vie des Alfides et de la nature.
Même s’ils étaient répartis un peu partout
dans le monde, la majorité d’entre eux vivaient sur le versant ouest du Véĉhiùl
Régaŧ, le versant est étant totalement inconnu à l’époque. Grâce à leur
intelligence et à leur culture, les Alfides vivaient en communauté. À l’inverse
de leurs colossaux ancêtres, ils n’étaient pas de grands nomades, ce qui
expliquait leur rapide sédentarisation, une sédentarisation déjà amorcée
lorsqu’ils étaient encore des géants, il y a des milliers d’années.
Durant les premiers millénaires de leur
existence, les Alfides vivaient dans les arbres pour éviter les prédateurs
terrestres. La nuit, chaque membre se retirait seul pour dormir dans un énorme
cocon, appelé aussi berdagaň. Constitué de gigantesques feuilles et de délicats
fils de soie, ce cocon suspendu par une liane à la branche d’un arbre pouvait
faire le double de leur taille. Il avait pour vocation de non seulement
permettre aux Alfides de dormir paisiblement la nuit, mais surtout de se
régénérer, ce qui expliquait leur extraordinaire longévité et leurs aptitudes
physiques et mentales qui diminuaient très peu avec le poids des ans.
La notion de couple n’existait pas, et les
Alfides n’étaient pas forcément monogames. Ils faisaient l’amour soit pour
procréer, soit parce qu’ils ressentaient une forte attirance mutuelle.
Toutefois, ils préféraient avoir des partenaires réguliers lorsqu’ils voulaient
faire l’amour. D’ailleurs, ils ne ressentaient pas du désir uniquement pour une
personne de sexe opposé. Il leur arrivait d’éprouver une forte attirance pour
une personne du même sexe, sans préjugé de la part des autres membres du clan.
Depuis leur émergence, les Alfides ne
faisaient aucune distinction sociale entre les hommes et les femmes, et les
évolutions de leur société ne brisèrent pas cette règle. Quel que soit son
sexe, un Alfide pouvait être seigneur, conseiller, druide, soldat, chasseur,
bâtisseur, agriculteur ou sculpteur.
Évidemment, lorsque les femmes devaient
accoucher, elles interrompaient leur devoir, mais une fois rétablies, elles
retournaient à leur fonction. À ce moment-là, les enfants étaient confiés à des
personnes chargées de leur éducation juste après leur baptême au pied d’un
arbre.
Lorsqu’ils étaient bébés, ils étaient placés dans une couveuse de soie qui
faisait office de cocon plus petit que celui de leurs aînés. L’enfance d’un
Alfide durait environ une dizaine d’années, période où celui-ci apprenait
auprès de la personne chargée de son éducation les rudiments de sa culture,
comme parler, compter et respecter son environnement. En revanche,
l’adolescence durait trois bonnes décennies, une bien longue période durant
laquelle le jeune Alfide apprenait le métier qui lui était destiné ainsi que le
maniement des armes et des outils. En effet, la personne en charge de son
éducation se chargeait de déceler les compétences de la jeune personne sous sa
tutelle afin de lui permettre de s’orienter vers un métier pour lequel il
serait apte et répondrait aux exigences et aux besoins de la société Alfide.
Les Alfides avaient la particularité de
voir les parents se désolidariser de l’éducation de leurs enfants. Lorsque ces
derniers sortaient des couveuses qui leur permettaient de s’alimenter sans
l’aide de leur mère, ils étaient confiés à une préceptrice ou un précepteur,
chargés de leur éducation. D’ailleurs, les enfants connaissaient rarement
l’identité de leur parent génétique.
Cette manière de procéder alimentait un préjugé ridicule, mais tenace, selon
lequel les Alfides éprouvaient peu d’émotion et étaient dénués d’empathie. Un
préjugé renforcé par le fait que les enfants n’étaient pas le fruit d’un amour
véritable, mais uniquement le résultat d’une nécessité physiologique de la
femelle qui entrait en période d’ovulation, et qui devait satisfaire son besoin
d’enfantement pour garantir la pérennité d’une espèce à la fécondité faible et
tardive.
Habituellement, c’était la future mère qui choisissait le géniteur parmi un de
ses amants réguliers. Cette monogamie inexistante et l’absence de liens
familiaux contribuaient à rendre la notion de jalousie aberrante, mais surtout
à limiter le népotisme et les dynasties familiales à la consanguinité avérée et
nocive.
Vers l’an – 100 000, après deux cent mille
ans à vivre dans les cimes forestières, les Alfides commencèrent à descendre
des arbres pour fonder des villages sur la terre ferme, de préférence dans des
collines ou des petites montagnes, non loin des forêts et des rivières. Ils
connaissaient chaque recoin pour tendre des pièges à leurs agresseurs et
communiquaient toujours de manière complice avec la nature. La faune et la
flore devenaient de véritables alliées. Ces petites bourgades étaient
constituées de baraques en bois pour protéger les cocons, et abritées par des
palissades afin de dissuader tout éventuel prédateur de les attaquer.
Toutefois, les anciennes maisons arboricoles n’étaient pas abandonnées, bien au
contraire, elles s’étaient muées en véritables réseaux de défense où
excellaient les archers.
Durant ces deux cents millénaires, les
Alfides n’avaient pas vraiment d’ennemis. Il s’agissait surtout de carnassiers
comme des smilodons ou des loups, ou alors d’animaux hybrides comme de
gigantesques serpents à tentacules qui vivaient dans les marais, ou
d’effrayants lycanthropes qui se délectaient de la chair tendre de personnes
assez inconscientes pour s’esseuler un peu trop loin dans la forêt.
Généralement, lorsqu’une créature de ce genre venait à montrer le bout de son
nez, les archers arrivaient toujours à la repousser, et parfois à la tuer. Un
prédateur abattu était toujours l’occasion de fournir de la viande à tout le
village, et donc d’éviter de chasser d’inoffensifs animaux pendant quelque
temps.
Véritables pacifistes, les villages Alfides
n’entraient jamais en conflit les uns contre les autres, bien au contraire, ils
échangeaient rapidement des informations, des vivres ou des objets entre eux.
Par ce biais, ils développèrent une certaine forme de commerce et les villages
s’entraidèrent. Cette solidarité permit aux Alfides de poser les prémices d’une
société avancée, une avancée facilitée par le langage puisque ces fabuleux
êtres au teint de jade parlaient tous la même langue. Bien sûr, quelques régions
possédaient leur accent propre et un vocabulaire bien singulier, mais le fait
d’avoir un langage commun était un véritable atout, car cela permettait à
chaque village de ne pas vivre en autarcie. Ce langage unique datait de
l’époque des cités forestières. Il avait été acquis grâce à la symbiose entre
ce peuple et la nature, qui leur avait offert le secret de son propre langage,
un langage composé de sonorités poétiques et enchantées, et qui permettait aux
Alfides de mieux se comprendre et d’identifier chaque élément de leur
écosystème.
Ce fut durant cette période que l’écriture
entra dans la civilisation de cette espèce déjà débordante d’élégance. Bien
longtemps avant, ils maîtrisaient la gravure, ce qui permettait aux sculpteurs
de signer leurs œuvres ou aux éclaireurs de signaler des endroits dangereux ou
prospères. Ce ne fut pas une tâche facile de retranscrire toutes les subtilités
de leur langue, et surtout de la coordonner avec les autres villages, surtout
sur un si grand continent, mais ils y parvinrent minutieusement. Pour y parvenir,
les scribes se transmettaient leurs idées grâce à l’aide d’oiseaux qu’ils
utilisaient pour envoyer des messages. En quelques siècles, le langage Alfide
fut retranscrit sur du papier fabriqué à partir d’une pâte constituée d’un
mélange de grandes feuilles écrasées. Après avoir été malaxé, le mélange était
répandu sur un énorme cadre de fil à soie tissé. Pour répandre la pâte
végétale, les ouvriers Alfides utilisaient un pinceau trempé dans de l’eau. Une
fois que la préparation était sèche sur le cadre de soie, les ouvriers
découpaient les éléments pour en faire des feuilles de papier. Il ne restait
plus qu’aux scribes d’écrire avec des plumes plongées dans de la poudre de
minerai mélangée dans de l’eau. Au fil des millénaires, les techniques
d’écriture s’améliorèrent et les scribes créèrent un véritable alphabet, proche
de celui que nous connaissons, avec ses nuances et ses subtilités. Et en même
temps que l’écriture évoluait, la société Alfide développait de véritables
réseaux de communications grâce à des coursiers, animaux ou non, qui portaient
des messages aux autres villages.
À partir de l’an – 50 000, les villages
commencèrent à se regrouper pour former des seigneuries. Le but était de
permettre à chaque société Alfide de posséder un organe capable d’organiser les
récoltes, la chasse et la défense de chaque bourgade. Le seigneur faisait en
sorte que les fruits du labeur de la journée soient partagés de manière
équitable afin d’éviter les gaspillages et que personne ne soit lésé, meilleur
moyen d’éviter les conflits. Élus par les habitants de leurs bourgades, les
chefs de villages désignaient eux-mêmes les seigneurs qui dirigeraient la
contrée. Le choix de ces autorités se faisait systématiquement après la mort ou
l’abdication du suzerain en place.
Ce fut durant cette période que les
vêtements évoluèrent. Des vêtements qui avaient une place très importante et
qui faisaient office d’excellents substituts pour leur faible pilosité
corporelle. Si durant la fin de leur évolution de l’état de géants en Alfides,
ils portaient déjà des habits rudimentaires conçus à partir d’herbes, de
feuilles et de plantes, au fur et à mesure, ils se mirent à maîtriser la soie
qu’ils mélangèrent aux tissus végétaux pour se confectionner d’amples et
gracieuses tuniques à la fois légères sur la peau et pratiques pour le
déplacement dans les arbres ou en terrain forestier.
Puis, en – 10 000, dans un souci d’unifier
la société Alfide, les seigneuries se regroupèrent pour former des royaumes.
Ceux-ci étaient délimités géographiquement par les montagnes, les forêts ou les
fleuves. Ainsi naquirent les régions actuelles de Bormavie, Saldanie,
Langronie... soit plus d’une centaine de contrées réparties à travers tout le
versant ouest du continent. Les rois étaient élus par les seigneurs dès le
décès ou l’abdication du précédent. Cette façon de procéder permit aux Alfides
de maintenir l’équilibre de leur société et d’éviter le déclenchement de
guerres fratricides absurdes.
Malgré l’absence de notions belliqueuses
pour ce peuple pacifiste qui avait banni l’envie, la jalousie et la convoitise
de son vocabulaire, les Alfides n’étaient pas exempts de tout conflit. S’ils ne
se faisaient pas la guerre entre eux, en revanche, ils étaient souvent
confrontés à leurs homologues plus agressifs et moins civilisés : les Humains.
Dotés d’un physique moins élégant, d’un
visage ingrat et grossier, les Humains étaient moins avancés culturellement et
complètement profanes technologiquement. Outre leur manque de connaissances,
ils se distinguaient surtout des Alfides par leur comportement agressif et
primitif. De plus, ils étaient très jaloux et envieux, à la fois de leurs
lointains cousins et de leurs propres congénères.
Pourvus d’une forte pilosité, ces êtres
massifs et trapus étaient musculairement plus robustes, mais beaucoup moins
athlétiques que leurs délicats cousins. S’ils étaient capables de porter des
charges très lourdes, leur dextérité, quant à elle, était moins gracieuse et
leurs gestes moins précis. À la différence du physique bréviligne des mâles,
celui des femelles demeurait plus gracile et raffiné. Pour exprimer tout leur
intérêt envers leurs paires féminines, les hommes ne manquaient jamais de faire
étalage de leurs plus courtoises mufleries.
Si leur longévité était amplement plus
faible que celle d’un Alfide, en revanche, ils se reproduisaient très vite.
Lorsqu’elle ne rendait pas l’âme pendant l’accouchement, une femelle pouvait
donner naissance à plus d’une douzaine d’enfants dans sa vie. Durant la tendre
période qu’était l’enfance, il arrivait parfois de voir un de ces délicieux
chérubins quitter ce vaste monde prématurément à cause d’une maladie mortelle
ou du fort appétit d’un prédateur amateur de chair tendre. Malgré ces
incidents, qui, au-delà de leur atrocité, faisaient partie de la vie d’un
groupe, leur propagation restait largement suffisante pour les voir empiéter
sur le territoire Alfide.
Les Humains vivaient en petits groupes dans
des grottes ou des cavernes, habitudes héritées de leurs gigantesques ancêtres
pour se protéger des prédateurs. Ces logis leur permettaient aussi de
bénéficier d’un endroit chaud, aussi bien la nuit que durant les périodes
froides. Ce groupe était dirigé de manière clanique par un binôme composé d’un
mâle alpha, homme très costaud chargé de s’occuper de la sécurité et de l’ordre
moral du clan, et d’un doyen, la personne la plus âgée censée représenter la
sagesse. Lorsque les Humains étaient nomades, il arrivait fréquemment que le
mâle alpha décide d’abandonner la personne sage sur la route, au motif que
celle-ci pouvait ralentir l’avancée du groupe. En réalité, c’était un moyen
pour le chef du clan de se débarrasser d’un individu qui pouvait rapidement
devenir gênant. Mais avec la sédentarisation, le rôle de la personne vénérable
prit une place beaucoup plus importante. Au-delà de la sagesse, elle
représentait la spiritualité et le savoir. Sa connaissance des dessins
rupestres, sa science des herbes médicinales et sa compréhension du monde lui
octroyait la place d’érudit, qui jouissait de l’écoute et de l’adoration de
tous les membres du clan, au grand dam du mâle alpha.
Mais ce n’était pas cette cohabitation qui
ennuyait le plus le chef du groupe. Après tout, le doyen n’était pas si
dangereux pour la légitimité du chef, et très souvent, une bonne entente entre
les deux décideurs s’avérait être l’option la plus profitable pour tout le
monde. Non, ce qui ennuyait vraiment le chef, c’était l’avidité des jeunes
mâles. Naturellement, le statut de chef était très convoité, car en tant que
mâle alpha, il avait priorité sur la nourriture et surtout, il avait droit sur
toutes les femmes avec qui il pouvait engendrer une descendance, mais aussi se
faire plaisir sans véritable but autre que la réjouissance orgasmique. Un droit
de cuissage avant l’heure dans un système tribal où le romantisme se limitait à
quelques grognements rauques et à de petites tapes affectives après
l’accouplement pour remercier la belle de s’être offerte, très souvent malgré
elle.
Si le désir sexuel était très faible chez
les Alfides, chez les Humains, il était tellement fort qu’il pouvait créer des
problèmes et engendrer des conflits. De même, si la jalousie n’existait pas
chez les Alfides, elle était très présente chez les Humains. Désir insatiable
et envie indécente étaient les ingrédients malsains d’un mélange amer et
violent dans une société qui était encore loin d’être construite.
Facilement en rut et inexorablement
opportunistes, les jeunes mâles convoitaient ces privilèges non sans une
perverse avidité. Parfois, l’un d’entre eux, saisi par la cocasserie de son
opportunisme, ou par une concupiscente ânerie, bien souvent les deux, prenait
son courage à deux mains et provoquait le chef dans un duel brutal et
outrancier. Dans l’espoir de devenir chef et d’obtenir les privilèges de son
adversaire, le jeune rebelle montrait ses dents et se tambourinait le torse
pour chercher à impressionner le chef. Évidemment, cela ne marchait jamais, et
le mâle alpha, agacé par les manières du jeune malotru venu le provoquer,
répondait immédiatement à la provocation de son rival afin de lui infliger une
bonne dérouillée. À l’issue de ces confrontations, le perdant devait se
soumettre au vainqueur ou quitter le groupe.
L’option de l’exil était
toutefois rare. Non seulement vivre en solitaire était dangereux, surtout
depuis que les Humains s’étaient dissociés des puissants primates et ne
possédaient plus les attributs des géants d’autrefois, mais aussi parce que le
clan avait besoin de mâles pour suppléer le chef. De nature envieux et méfiant,
ce dernier avait tout de même conscience que maintenir la cohésion du groupe
était fondamental pour la répartition des tâches, la reproduction de l’espèce
et la lutte contre les dangers. Parce qu’à la différence des Alfides, les
Humains étaient de véritables proies, et ce, même après la découverte du feu.
Les bêtes fauves se donnaient à cœur joie de s’attaquer à ces grands singes
avec une pilosité défaillante et une musculature rabougrie. Un miracle que
cette espèce chétive ait pu survivre face à tant de prédateurs. Dès qu’ils
sortaient de leur abri caverneux, ils subissaient une attaque de carnassier.
Dans la majorité des cas, ces assauts se déroulaient en journée, lorsqu’ils
évoluaient en groupe pour la chasse ou la cueillette. Tantôt, c’était un
smilodon qui se jetait avec avidité sur une cueilleuse malavisée qui s’était un
peu trop éloignée du groupe pour récolter des fruits ; tantôt, c’était un
éclaireur malchanceux qui se faisait dévorer par un ours des cavernes lors
d’une exploration de grotte afin d’en faire un logis. C’était dans ce genre
d’instant que le mâle alpha devait intervenir pour défendre sa communauté. Et
dans ces moments critiques, il devait absolument se distinguer, car bien
souvent, c’était à la suite d’une attaque de prédateur que son autorité était
contestée.
Outre les
bêtes sauvages, les Humains devaient aussi se confronter à des créatures
dangereuses et voraces engendrées par des milliers d’années d’évolution et de
mutation. Là aussi, à l’inverse des Alfides, ils se montraient très
vulnérables. Les monstres auxquels ils avaient affaire étaient redoutables, et
l’affrontement nécessitait une véritable organisation défensive pour limiter
les pertes. Or, si les Humains vivaient en communauté, ils demeuraient
profondément individualistes, et sans véritable cohésion de groupe, les
attaques de créatures maléfiques se muaient bien souvent en carnages. Parfois,
un clan entier pouvait être éradiqué par ces effrayantes bêtes.
Démunis
devant ces créatures à la fois sanguinaires et intelligentes, ils n’avaient pas
d’autre choix que de faire des offrandes ou des sacrifices. Pour apaiser la
fureur de leurs bourreaux, ils offraient des bêtes, gibiers ou domestiques,
quelques fois mortes, bien souvent vivantes. Mais les animaux étaient précieux,
et de temps en temps, ils devaient sacrifier un humain pour économiser le
bétail. La personne choisie pour être jetée en pâture à un monstre n’était pas
toujours volontaire et surtout, jamais consentante. Toutefois, ces sacrifices
permettaient de calmer les créatures un certain temps et d’éviter des
affrontements sanglants pendant quelques jours. Ce n’était pas suffisant mais
cela offrait un peu de répit.
Race
belliqueuse guidée par l’envie et la jalousie, les Humains adoraient lorgner
sur l’habitat de leurs voisins. Évidemment, la convoitise provoquait des
affrontements pour du gibier, des fruits ou un point d’eau. Bien souvent, ils
se battaient pour un bout de territoire. Ces combats permettaient aussi à l’un
des clans belligérants d’enlever des membres de la tribu adverse afin d’en
faire des esclaves à sacrifier. Ceux-ci étaient emmenés vivants près de la
tanière d’un monstre qui demeurait non loin du village. Une fois attachés sur
un autel improvisé, ils étaient offerts aux créatures, qui n’avaient plus qu’à
se délecter de la chair de ces offrandes. Toutefois, le sacrifice n’était ni le
but, ni la cause de ces querelles, et l’enlèvement gratuit n’était pas encore
un réflexe chez les Humains, même si le machiavélisme était déjà bien ancré
dans leur esprit.
Paradoxalement, s’ils
étaient belliqueux, les Humains n’aimaient pas trop l’affrontement. Si un
combat devenait trop intense ou trop risqué, ils préféraient fuir à toutes
jambes. En vérité, ils n’étaient pas très bien équipés. Ils possédaient des
armes très rudimentaires, comme des lances en bois, des frondes beaucoup moins
précises que les arcs Alfides, et des couteaux en pierre. Ils ne possédaient ni
armures, ni boucliers, et combattaient toujours sans protection. En revanche,
ils avaient de très bonnes techniques de chasse, des techniques efficaces
qu’ils reproduisaient lors d’une échauffourée, c’est-à-dire une bataille dans
laquelle ils se contentaient de hurler un bon moment avant de se jeter des
pierres et des lances au visage.
Mais les Humains n’étaient pas que des
êtres grossiers et ingrats, et ils étaient loin d’être dénués de talents et
d’atouts. Ils excellaient dans l’art. À la différence des Alfides, qui avaient
une véritable passion pour la sculpture, les Humains préféraient les peintures
rupestres. Grâce à des minerais broyés, ils fabriquaient de la poudre colorée
avec laquelle ils dépeignaient avec précision leur vie sociale à l’aide d’un
pinceau fait à partir de tiges, de roseaux ou d’un os creux. Les plus âgés
contemplaient ces représentations rupestres comme de l’art testamentaire, dans
l’espoir que les générations à venir s’amélioreraient et ne commettraient pas
les mêmes erreurs que leurs aïeux.
Même s’ils étaient pourvus d’une forte
pilosité héritée de leur état de primate, les Humains portaient des vêtements,
et ce, très rapidement dans leur évolution. Ces habits étaient faits à partir
de peau, de fourrure ou de cuir d’animaux qu’ils avaient tués lors de la
chasse. Quelquefois, ils utilisaient des matières végétales afin de se prémunir
contre les parasites qui aimaient se loger dans les matières animales. Bien
souvent, lorsqu’ils tuaient un ours ou un lion, le mâle alpha arborait avec
fierté un couvre-chef confectionné à partir de la tête du puissant fauve
abattu, pour affirmer son autorité.
S’ils possédaient une société propre, les
Humains ne se répartissaient pas les tâches. Tout le monde partait à la chasse
ou à la cueillette, peignait sur les murs ou défendait le camp. Seules les
mères et les anciens se tenaient en retrait pour éduquer les enfants. Il n’y
avait pas vraiment de monogamie ou de notion de couple, mais il était fréquent
de voir deux Humains s’accoupler régulièrement ensemble, et pas forcément pour
enfanter. Mais avec le droit de cuissage du mâle alpha et la forte libido de l’espèce,
il était difficile d’affirmer qu’il s’agissait de monogamie, mais plutôt d’une
habitude manifestée par une attirance réciproque et fréquente. Les Humains
laissaient exploser leur appétit charnel dès la puberté, période durant
laquelle les mâles cherchaient à impressionner les femelles de n’importe quelle
manière. Il était fréquent de voir des mâles se battre ardemment pour obtenir
les faveurs de la belle convoitée. Parfois, ces grands dadais s’entre-tuaient
bêtement pour plaire à une femelle qui finissait par se choisir un autre mâle
plus gaillard et moins stupide. Parce que ces dernières avaient aussi leur mot
à dire, et parfois elles choisissaient elles-mêmes leur partenaire de plaisir
ou d’enfantement.
Durant toute leur coexistence, le mâle et
la femelle s’entendaient plutôt bien et élevaient leurs progénitures ensemble,
aidés parfois par la communauté qui, malgré les dissensions personnelles,
formait un véritable mur de protection pour les enfants, fragiles et précieux
descendants convoités par les prédateurs. Parce que si les Humains avaient des
défauts, ils connaissaient tout de même la valeur de la vie. Ils devaient juste
apprendre à communier avec leur environnement et se contenter de ce qui leur
était offert.
Au début, tant que les
Alfides vivaient dans les arbres, les deux races s’ignoraient. Mais lorsqu’ils
devinrent terrestres, ils se heurtèrent à l’hostilité des Humains. Ces derniers
vivaient dans une totale suprématie et ne comprenaient pas la provenance
soudaine d’une race qui s’était mise à changer la surface du monde avec ses
étranges cabanes dissimulées derrière des palissades ou dans les arbres.
Pendant des millénaires, la cohabitation
entre les deux espèces fut très difficile. Humains et Alfides s’affrontaient
parfois pour la chasse et la cueillette. De manière générale, ces affrontements
tournaient en faveur de l’espèce vertueuse, dont les membres étaient mieux
organisés en termes d’attaque et très avancés en termes de défense. Lorsque les
premiers royaumes furent bâtis, c’est-à-dire en l’an -10 000, ils avaient su
maîtriser le bronze et se confectionner des épées plus maniables, des javelots
plus efficaces, des arcs plus malléables avec des flèches aux pointes plus
solides, des armures en cuir et des boucliers résistants. Leurs armes étaient
extrêmement efficaces et beaucoup moins rudimentaires que celles des Humains,
et surtout suffisamment redoutables pour faire fuir une meute belliqueuse
d’hominidés enragés.
La capacité des Alfides à communiquer sans
entrave avec la nature leur avait permis la domestication rapide des animaux.
Véritable atout pour les Alfides, elle leur permettait de disposer d’animaux
pour se nourrir ou les aider dans leurs tâches agricoles. Bien vite, les bêtes
allaient devenir de véritables alliées dans les échauffourées. Leurs montures
favorites étaient les mégacerfs, ces puissants cervidés géants, maîtres incontestés
de la forêt, aussi majestueux que ravageurs. D’un coup de corne, ces fabuleux
animaux pouvaient embrocher n’importe quel adversaire un peu trop téméraire.
Les chevaux, en revanche, n’étaient pas encore des montures très prisées à
l’époque. Ils servaient surtout à labourer les champs, au même titre que les
bœufs. Ce ne fut qu’au fil des siècles que les équidés prirent une place de
plus en plus importante. Les Alfides avaient aussi réussi à domestiquer les
chiens-loups. Ces bêtes étaient de véritables alliées pour défendre un village
lors d’une attaque d’animaux sauvages, de créatures féroces ou d’une meute
d’Humains mal embouchés.
L’utilisation de ces animaux s’avérait être
d’une efficacité redoutable, aussi bien lors d’une expédition que dans leur
propre habitat. Comme certains prédateurs, les Humains n’hésitaient pas à
attaquer les villages pour les piller. Mais à la différence d’un prédateur, ils
n’étaient pas très discrets, et bien souvent, des meutes d’Humains déchaînés se
mettaient à hurler devant les palissades d’une ville fortifiée pour effrayer
les défenseurs. Pour repousser ces visiteurs inopportuns et bruyants, une simple
salve de flèches et un groupe de cavaliers suffisaient pour faire fuir ces
épouvantables intrus. La vue de quelques mégacerfs déboulant à toute allure
suffisait pour transformer de belliqueux agitateurs en pleutres apeurés.
Les Alfides n’avaient pas de réelles envies
de tuer des Humains. Comme avec les autres animaux, ils ne tuaient que par
nécessité. Toutefois, ils étaient bien surpris de constater que leurs ennemis
les plus querelleurs étaient ceux dont ils se méfiaient le moins. En revanche,
ils étaient unanimes sur le fait que les Humains étaient d’hostiles effrontés,
négligeables mais teigneux.
Au fil des siècles, à force de subir des
revers lors de leurs tentatives ratées de pillages grotesques, les Humains
devinrent moins belliqueux envers leurs congénères, et leur attitude envers ces
derniers changea progressivement. À force d’être repoussés par des charges de
mégacerfs, ils n’osaient plus attaquer les villes fortifiées de leurs délicats
voisins, ou défier des groupes d’Alfides en maraude. Au fil du temps, les
Humains se montrèrent moins agressifs envers leurs cousins raffinés, plus
courtois même. Parfois, des groupes de chasseurs-cueilleurs s’écartaient avec
respect lorsqu’ils voyaient des Alfides se prêter à la même tâche. Ils se
surprenaient même à s’émerveiller devant leur abondante cueillette et aussitôt,
ils essayaient de reproduire les mêmes techniques avec plus ou moins de
facilité. Ils faisaient de même avec les braconniers de l’espèce éthérée.
Émerveillés, ils les observaient chasser un animal avec toute la vigueur et le
respect qui les caractérisaient.
Mais ce qui les enchantait par-dessus tout,
c’était de voir des Alfides affronter avec courage et dextérité de terribles
bêtes féroces qui faisaient régner la terreur dans leurs contrées. Un peu
partout sur le continent, les Humains commencèrent à se rapprocher des villages
de leurs cousins raffinés afin de bénéficier de leur protection officieuse.
Il fallut encore quelques siècles pour voir
des groupes d’Humains se faire aider par ceux qu’ils détestaient autrefois.
Amusés de voir des groupes d’hominidés les épier avec des yeux émerveillés
avant de les recopier, les Alfides offraient une part de leur gibier ou une
partie de leurs récoltes à ces Humains qui pensaient ne pas être vus.
Autrefois bellicistes, puis craintifs, les
Humains devinrent admiratifs et reconnaissants envers leurs ennemis
d’autrefois, devenus de réels démiurges à leurs yeux. Dans les grottes, on vit
apparaître des Alfides dans les peintures rupestres. Et inéluctablement,
certaines tribus se mirent à vénérer ces bienfaiteurs comme les représentants
d’une force surnaturelle dont le but était d’assurer l’équilibre dans ce monde
dangereux et inhospitalier.
Au fil des siècles, les relations entre les
deux races s’étaient apaisées. Cette accalmie permit aux Humains de connaître
deux grandes révolutions.
La première fut la fin de la suprématie du
mâle alpha dans les clans. Ce n’était plus forcément le plus fort qui devenait
le chef, mais plutôt le plus sage, le plus malin ou le plus intelligent,
aptitudes autrefois négligées et qui auraient pu sauver plus de vies par le
passé. Les femmes pouvaient devenir cheffes, elles aussi. Ce nouveau fait
n’empêchait pas le droit de cuissage, celui-ci existait toujours bien sûr, mais
il n’était plus dévolu aux mâles. Quel que soit son sexe, la personne qui
dirigeait le clan possédait toujours ce droit. Toutefois, cette règle primitive
commençait à disparaître des coutumes humaines, en même temps qu’apparaissaient
les débuts de la monogamie chez les Humains. Évidemment, la monogamie était
toujours dénuée de romantisme, mais elle contribua à développer la notion de
famille dans les foyers.
Cette première évolution ne parvint pas à
mettre fin aux batailles claniques. Bien au contraire, grâce à elle, les chefs
exercèrent une nouvelle forme de droit de cuissage sur les prisonniers de
guerre qui devenaient des esclaves. Cette nouvelle coutume barbare limitait
considérablement les tentatives de renversements de pouvoir, puisque le trône
n’était plus forcément convoité à la suite d’une querelle à cause d’un besoin
lascif dégénéré ou d’un manque de discernement du mâle alpha qui avait coûté la
vie à des membres du clan. Le nombre d’insurrections avait déjà diminué depuis
que les sacrifices humains ne consistaient plus à offrir un membre du clan à
une créature féroce, mais à calmer celle-ci en lui donnant des prisonniers de
guerre comme pitance.
La seconde révélation était une véritable
illumination qui allait révolutionner le monde : contrairement aux créatures
sanguinaires, les Alfides ne réclamaient ni offrandes, ni sacrifices, et ne
s’attaquaient pas aux villages pour leur bon plaisir. Bien au contraire, non
seulement ils évitaient de s’approcher trop près des villages humains, mais en
plus, ils portaient assistance à leurs vulgaires cousins pour les aider à
survivre dans ce vaste monde. Et une race de nobles protecteurs n’était-elle
pas la meilleure alliée pour vaincre d’affreuses créatures avides de chair et
de sang ? Cette question trotta longtemps dans la tête des Humains, qui mirent
les Alfides sur un véritable piédestal.
Quoi qu’il en soit, il aura fallu 290 000
ans aux Alfides pour vivre en osmose avec la faune et la flore environnantes et
devenir le peuple souverain d’une terre qu’ils baptisèrent le Taɍâşùl.
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