lundi 5 mai 2025

Au commencement (- 300 000 à - 10 000 avant Dracébal)


 

Né en 1841 à Lùgavàr, dans l’actuelle Galorcie, l’historien Loreňzias Garniral a voué sa vie à l'étude de la préhistoire de notre monde, en particulier celle de notre continent. L’objectif de ses recherches et de ses fouilles était de faire comprendre au monde les fondements de notre société actuelle. Reconnu comme l’un des pionniers de la recherche historique après quarante années de travail, il fut invité au début de l’année 1897 à la faculté de Bratislovàr, en Mayarnie, pour une conférence devant un impressionnant aréopage d’élèves et de professeurs avides de connaissances. Ce que vous allez lire à présent est la transcription de cette conférence, qui a marqué un tournant dans la compréhension historique et cosmogonique de notre monde.

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      Pendant des millions d’années, lorsque le monde portait le nom de Véĉhiùl Régaŧ, de grands géants sillonnaient les terres sur lesquelles ils régnaient en maîtres. S’il existe peu d’informations sur ces êtres titanesques, nous savons que, durant leur apogée, ils étaient de gigantesques primates dont la taille démesurée pouvait atteindre sept, voire huit mètres de hauteur. Ces colosses velus vivaient sur une terre vaste et luxuriante, parsemée d’une flore dense et abondante, ainsi que d’une faune féroce et hostile.

     Ils comptaient peu de prédateurs, hormis quelques monumentaux sauriens très voraces. Animaux d’une extrême férocité et d’un appétit gargantuesque, ces derniers faisaient régner la terreur parmi les autres bêtes, qui craignaient de finir dans leur gosier béant. Les géants étaient les seuls à ne pas être effrayés par ces fauves tyranniques. Peu d’entre eux périssaient sous les crocs des grands carnassiers, pour la simple et bonne raison qu’une confrontation entre un prédateur saurien et sa colossale proie simiesque s’avérait souvent peu judicieuse pour le chasseur. Les maîtres du Véĉhiùl Régaŧ savaient se défendre et pouvaient tuer leurs adversaires pour en faire leur propre gibier. Et si, par hasard, un gigantesque saurien carnassier parvenait à prendre le dessus sur sa proie simiesque, cela se faisait au prix de terribles blessures qui le rendaient si vulnérable qu’il se retrouvait à son tour affublé du prestigieux titre de proie potentielle pour d’autres prédateurs, moins impressionnants mais tout aussi voraces.

     De nature solitaire, ces gigantesques anthropoïdes étaient omnivores et mangeaient peu de viande. Bien sûr, cela pouvait arriver, notamment lors d’une confrontation avec un grand prédateur qu’ils venaient de tuer pour se défendre, mais ôter la vie d’autrui ne faisait pas partie de leurs habitudes. Ce pacifisme leur était salvateur, car même s’ils étaient herbivores, la plupart des animaux qui les entouraient étaient d’énormes sauriens qui savaient se défendre avec férocité. Et les géants n’ambitionnaient point de devenir de la pitance bon marché pour leurs prédateurs naturels à cause d’une sérieuse blessure infligée par une proie à la fois robuste et négligeable. Lorsqu’ils ressentaient l’envie de se nourrir de viande, les géants choisissaient de s’attaquer aux bêtes malades ou en fin de vie, qui s’étaient isolées pour mourir. Ainsi, les colosses participaient au cycle de la nature et ne profanaient en rien la vie que leur offrait la terre.

     Comme la sociabilité ne faisait guère partie de leurs mœurs, ils vivaient en solitaires et, de ce fait, ne possédaient pas de société propre. Mâles ou femelles, ils refusaient de constituer un groupe ou un clan, même s’ils étaient issus de la même fratrie. Ils n’utilisaient pas d’outil, ni d’arme, et étaient loin d’être des bâtisseurs. La nuit venue, ils dormaient soit au pied d’un arbre, soit dans une caverne. Si les mâles appréciaient dormir à la belle étoile, la plupart des femelles préféraient s’abriter dans des cavités, surtout lorsqu’elles venaient de s’accoupler avec un mâle. Véritables gougnafiers, dont le romantisme se limitait à de vulgaires gémissements orgasmiques, ces derniers se carapataient aussitôt la besogne accomplie, plutôt que de veiller sur leurs partenaires. Ainsi, les femelles devenaient vulnérables, et cette vulnérabilité ne cessait de croître lorsqu’elles entraient en période de gestation. La grossesse d’une géante durait neuf mois en moyenne, raison suffisante pour se réfugier dans une caverne et en bouger le moins possible. De cette manière, elles se cachaient pour accoucher en toute sécurité et protéger ainsi leur nouveau-né de tout prédateur.

     Pendant les cinq premiers mois de sa vie, l’enfant géant n’était pas capable de faire grand-chose, il ne savait même pas marcher avant son sixième mois. Pour se déplacer durant cette période, où il était plus proche d’une larve insignifiante que d’un puissant gorille, il s’accrochait à la fourrure de sa mère. Pour chercher de la nourriture, celle-ci devait se déplacer avec sa progéniture accrochée à elle comme une énorme pomme de pin. Et comme elle devait allaiter son éléphantesque chérubin pendant dix-huit mois, la mère se retrouvait encombrée par un enfant à moitié ensuqué qui tétait son sein pendant qu’elle cueillait de quoi se nourrir. Cette situation était très inconfortable en cet instant qui nécessitait une extrême vigilance. Un prédateur pouvait surveiller le coin, à l’affût du moindre faux pas de sa potentielle proie. Ce n’était qu’à l’âge de quatre ans que le petit géant gagnait en indépendance. Au fur et à mesure qu’il grandissait, il s’éloignait progressivement de la caverne maternelle pour enfin devenir solitaire un beau jour de ses cinq ans. Ce détachement permettait à la femelle de retrouver sa vie d’antan et de se trouver un nouveau mâle avec qui s’accoupler et se reproduire à nouveau, plongeant ainsi dans une nouvelle période périlleuse et fâcheuse.

     Au fil des millénaires, en raison de la raréfaction des ressources alimentaires et de la dangerosité croissante des prédateurs, qui se retrouvaient avec moins de bêtes à dévorer, les géants se sociabilisèrent. Au début, ils favorisaient l’entraide, surtout lorsqu’une femelle venait de mettre bas. Puis, l’esprit de groupe se développa pour protéger une zone de cueillette ou un lieu devenu un habitat. Peu à peu, les mâles cessèrent de s’éloigner des femelles après l’accouplement, et commencèrent à développer une certaine forme de conscience, encore très primaire, tout en devenant les protecteurs de leur famille. Généralement, celle-ci était composée du mâle, de la femelle et de deux ou trois enfants. Très vite, pour éviter la consanguinité, des familles se regroupèrent pour former des clans qui s’organisaient autour d’un mâle alpha, le membre le plus costaud et surtout le plus clairvoyant du groupe.

     Cette sociabilité poussa les géants à devenir de grands nomades. Cette errance s’expliquait par la taille colossale de la majorité des pensionnaires du monde, dont l’imposant gabarit et le nombre croissant de naissances nécessitaient d’énormes ressources alimentaires. Et celles-ci s’épuisaient très vite. Sur leur passage, des forêts entières étaient déboisées et de vastes prairies se transformaient rapidement en amples déserts. Au fil des millénaires, face à cet épuisement des ressources, les colosses virent leur taille diminuer, tout comme celle des autres animaux.

     Cette baisse de taille fut accompagnée de grandes évolutions : le nombre de sauriens diminuait tandis que celui des mammifères, des oiseaux et de bien d’autres espèces augmentait. Ces évolutions donnèrent lieu à de curieux mélanges entre espèces et permirent la constitution d’une vaste faune, avec des peuplades très variées. Les géants ne firent pas exception à la règle. Non seulement ils devinrent de moins en moins grands, mais en plus leur apparence moins velue les distinguait nettement de leurs cousins primates. De cette évolution émergèrent deux espèces dominantes : les Humains et les Alfides.

     Ces deux espèces atteignirent leur taille actuelle 300 000 ans avant notre ère. 

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     Lorsque les Alfides atteignirent leur taille actuelle en 300 000 avant notre ère, ils se démarquèrent très vite des autres espèces animales, notamment des Humains. Êtres athlétiques à la peau lisse et peu velue, ils étaient dotés d’une grande élégance physique et d’un sens du discernement très avisé. Leurs capacités intellectuelles leur permirent d’être très avancés technologiquement par rapport à toutes les autres espèces et de posséder des us et des coutumes très raffinés.

     Dénués d’agressivité, les Alfides étaient omnivores, comme leurs gigantesques ancêtres simiesques. Ils ne chassaient qu’en cas de nécessité et préféraient se nourrir des mets que leur offrait la terre.

     Grands, élancés et robustes, la plupart de ces êtres avaient la peau pâle, saupoudrée d’un léger teint de jade qui leur permettait de se fondre dans les arbres ou derrière les fourrés. Certains pouvaient avoir une peau plus foncée en fonction de leur lieu d’origine, tout en gardant ce teint de jade, caractéristique d’une race qui s’apprêtait à vivre des millénaires d’exploits grandioses.

     Leurs sens affinés leur permettaient de vivre sereinement dans les épaisses forêts du Véĉhiùl Régaŧ. Grâce à leurs grands yeux semblables à ceux des félins, ils pouvaient voir de très loin le jour, et ainsi anticiper le danger, découvrir des lieux propices pour leur espèce, et se repérer dans les alentours durant la nuit. D’apparence ordinaire, leurs oreilles pouvaient s’agrandir afin de leur permettre d’identifier un son suspect. Leur nez était semblable à celui des autres hominidés, ce qui limitait considérablement leur odorat dans les environs, mais il était suffisamment développé pour connaître l’origine d’une trace ou déterminer si une plante était empoisonnée ou comestible.

     Dotés d’une extrême beauté, ces êtres aux traits fins et androgynes s’exprimaient avec une voix merveilleuse et agréable, qui transformait chacune de leurs discussions en véritable dialogue parnassien, dont chaque mot, chaque tonalité pouvait enchanter n’importe quelle personne qui s’attardait pour écouter une de leurs conversations.

     Grâce à l’élégance de leur physique svelte et athlétique, au charme de leur visage éblouissant, à leurs sens développés et au doux lyrisme de leurs paroles, ils étaient parvenus à s’unir avec la nature, comme deux amoureux s’épousent pour vivre en communion, pour le meilleur et pour le pire. C’était un véritable amour dans lequel les Alfides respectaient leur environnement et honoraient avec ferveur la flore et la faune. Et si celles-ci pouvaient s’avérer très dangereuses malgré toutes les considérations de ce peuple à leur égard, elles ne manquaient pas de gratitude envers la dévotion qui leur était vouée.    

     Les Alfides étaient aussi très doués de leurs mains et avaient tôt fait d’inventer des outils d’une extrême finesse ainsi que des armes incroyables. L’objet dont ils pouvaient s’estimer être les plus fiers était l’arc. Celui-ci leur permettait d’effectuer des tirs de très loin et d’une grande précision. Ils maîtrisaient aussi très bien l’épée. Taillée dans du silex et soutenue par un manche en cuir pour éviter de s’entailler la paume de la main, celle-ci devint rapidement une des armes de prédilection de ce peuple arboricole. Dans les forêts, ils se déplaçaient d’arbre en arbre avec l’aisance d’un singe et la légèreté d’un oiseau. Que ce soit le maniement des armes ou les sauts dans les arbres, tous leurs gestes étaient exécutés avec une dextérité déconcertante.

     On disait des Alfides qu’ils étaient les enfants de la terre et de la poésie, non seulement pour leur connaissance du monde qui les entourait et les protégeait avec bienveillance, mais aussi parce qu’ils maîtrisaient l’art avec magnificence, surtout la sculpture. D’abord rupestre et primitive, leur pratique se peaufina et devint un domaine dans lequel ils excellaient. La sculpture n’était pas vouée à tous, et seuls quelques artistes talentueux pouvaient exercer cette fonction de manière officielle, même si, en réalité, tous les Alfides s’adonnaient à cette pratique sous forme de loisir.

     L’art sculptural jouissait d’un statut très particulier, car les sculpteurs étaient à la fois fortement estimés par les autorités qui aimaient admirer la beauté de leurs semblables reconstituée dans de l’argile ou de la pierre, parfois même leur propre beauté, et en même temps terriblement dépréciés par les autres corps de métier qui ne comprenaient pas l’utilité de cette fonction.

     Les sculpteurs adoraient représenter leurs propres congénères en pleine action, ou bien ils rendaient hommage à la nature qu’ils vénéraient plus que tout. Celle-ci leur était très reconnaissante. En gage de remerciement, ils obtinrent de sa part une impressionnante longévité qui permettait à ce peuple raffiné de posséder une espérance de vie largement supérieure à deux cents ans. Une longévité qui leur permettait de vivre sans subir les altérités provoquées par les ravages du temps.

     Seulement, cette longévité avait un prix : les Alfides ne se reproduisaient pas beaucoup. Généralement, une femme ne pouvait avoir qu’un seul enfant par décennie et sa durée de gestation s’étendait sur une année complète. Ce cycle d’enfantement ne les gênait guère, car il ne représentait qu’un détail vu leur espérance de vie.

     À l’image de leur fécondité, la sexualité des Alfides était loin d’être exacerbée, bien au contraire. Certes, ils ne faisaient pas l’amour uniquement pour procréer, mais si deux amants éprouvaient une forte attirance physiologique l’un pour l’autre, ils partageaient des moments tendres et sensuels pendant quelque temps avant de passer à autre chose. Leur désir charnel était très faible et ce, malgré leur extrême beauté, une beauté qu’ils se plaisaient à contempler, d’où les nombreuses représentations d’Alfides dans la sculpture, art principal de cette espèce éthérée.

     Grâce à la clémence de la nature qui les protégeait des ravages du temps, il s’avérait qu’au crépuscule de leur vie, les Alfides très âgés avaient très peu de rides. Certes, leur visage et leur morphologie avaient changé, mais ils étaient plus proches d’une personne âgée d’une quarantaine d’années et bien portante que d’un vieillard sénile et décrépi. Et même si leurs réflexes et leur dextérité s’étiolaient avec le temps, ils restaient vaillants jusqu’à leur dernier souffle. Cette bénédiction s’expliquait en partie par les offrandes de la nature, mais aussi par leur maîtrise de la médecine qui leur permettait de ne pas connaître la maladie et de se soigner rapidement en cas de blessures.

     Leurs liens très particuliers avec la terre et la nature expliquaient aussi leurs rites funéraires. Si les Alfides ne croyaient pas en la puissance d’une divinité céleste, en revanche, ils croyaient fermement en l’énergie vitale de la terre nourricière. Le défunt était toujours enterré sous un arbre dans une capsule funéraire. Cette pratique permettait à l’arbre de puiser dans le corps du défunt pour se nourrir et se reproduire. Les naissances étaient célébrées de la même façon, puisque l’enfant était déposé au pied d’un arbre funéraire afin de se nourrir de l’énergie de celui-ci, énergie alimentée par l’âme d’un défunt. De cette manière, l’enfant était béni et recevait la connaissance, la sagesse et la force de son aïeul. Ainsi allait le cycle de la vie des Alfides et de la nature.

     Même s’ils étaient répartis un peu partout dans le monde, la majorité d’entre eux vivaient sur le versant ouest du Véĉhiùl Régaŧ, le versant est étant totalement inconnu à l’époque. Grâce à leur intelligence et à leur culture, les Alfides vivaient en communauté. À l’inverse de leurs colossaux ancêtres, ils n’étaient pas de grands nomades, ce qui expliquait leur rapide sédentarisation, une sédentarisation déjà amorcée lorsqu’ils étaient encore des géants, il y a des milliers d’années.

     Durant les premiers millénaires de leur existence, les Alfides vivaient dans les arbres pour éviter les prédateurs terrestres. La nuit, chaque membre se retirait seul pour dormir dans un énorme cocon, appelé aussi berdagaň. Constitué de gigantesques feuilles et de délicats fils de soie, ce cocon suspendu par une liane à la branche d’un arbre pouvait faire le double de leur taille. Il avait pour vocation de non seulement permettre aux Alfides de dormir paisiblement la nuit, mais surtout de se régénérer, ce qui expliquait leur extraordinaire longévité et leurs aptitudes physiques et mentales qui diminuaient très peu avec le poids des ans.

     La notion de couple n’existait pas, et les Alfides n’étaient pas forcément monogames. Ils faisaient l’amour soit pour procréer, soit parce qu’ils ressentaient une forte attirance mutuelle. Toutefois, ils préféraient avoir des partenaires réguliers lorsqu’ils voulaient faire l’amour. D’ailleurs, ils ne ressentaient pas du désir uniquement pour une personne de sexe opposé. Il leur arrivait d’éprouver une forte attirance pour une personne du même sexe, sans préjugé de la part des autres membres du clan.

     Depuis leur émergence, les Alfides ne faisaient aucune distinction sociale entre les hommes et les femmes, et les évolutions de leur société ne brisèrent pas cette règle. Quel que soit son sexe, un Alfide pouvait être seigneur, conseiller, druide, soldat, chasseur, bâtisseur, agriculteur ou sculpteur.

     Évidemment, lorsque les femmes devaient accoucher, elles interrompaient leur devoir, mais une fois rétablies, elles retournaient à leur fonction. À ce moment-là, les enfants étaient confiés à des personnes chargées de leur éducation juste après leur baptême au pied d’un arbre.
Lorsqu’ils étaient bébés, ils étaient placés dans une couveuse de soie qui faisait office de cocon plus petit que celui de leurs aînés. L’enfance d’un Alfide durait environ une dizaine d’années, période où celui-ci apprenait auprès de la personne chargée de son éducation les rudiments de sa culture, comme parler, compter et respecter son environnement. En revanche, l’adolescence durait trois bonnes décennies, une bien longue période durant laquelle le jeune Alfide apprenait le métier qui lui était destiné ainsi que le maniement des armes et des outils. En effet, la personne en charge de son éducation se chargeait de déceler les compétences de la jeune personne sous sa tutelle afin de lui permettre de s’orienter vers un métier pour lequel il serait apte et répondrait aux exigences et aux besoins de la société Alfide.

     Les Alfides avaient la particularité de voir les parents se désolidariser de l’éducation de leurs enfants. Lorsque ces derniers sortaient des couveuses qui leur permettaient de s’alimenter sans l’aide de leur mère, ils étaient confiés à une préceptrice ou un précepteur, chargés de leur éducation. D’ailleurs, les enfants connaissaient rarement l’identité de leur parent génétique.
Cette manière de procéder alimentait un préjugé ridicule, mais tenace, selon lequel les Alfides éprouvaient peu d’émotion et étaient dénués d’empathie. Un préjugé renforcé par le fait que les enfants n’étaient pas le fruit d’un amour véritable, mais uniquement le résultat d’une nécessité physiologique de la femelle qui entrait en période d’ovulation, et qui devait satisfaire son besoin d’enfantement pour garantir la pérennité d’une espèce à la fécondité faible et tardive.
Habituellement, c’était la future mère qui choisissait le géniteur parmi un de ses amants réguliers. Cette monogamie inexistante et l’absence de liens familiaux contribuaient à rendre la notion de jalousie aberrante, mais surtout à limiter le népotisme et les dynasties familiales à la consanguinité avérée et nocive.

     Vers l’an – 100 000, après deux cent mille ans à vivre dans les cimes forestières, les Alfides commencèrent à descendre des arbres pour fonder des villages sur la terre ferme, de préférence dans des collines ou des petites montagnes, non loin des forêts et des rivières. Ils connaissaient chaque recoin pour tendre des pièges à leurs agresseurs et communiquaient toujours de manière complice avec la nature. La faune et la flore devenaient de véritables alliées. Ces petites bourgades étaient constituées de baraques en bois pour protéger les cocons, et abritées par des palissades afin de dissuader tout éventuel prédateur de les attaquer. Toutefois, les anciennes maisons arboricoles n’étaient pas abandonnées, bien au contraire, elles s’étaient muées en véritables réseaux de défense où excellaient les archers.

     Durant ces deux cents millénaires, les Alfides n’avaient pas vraiment d’ennemis. Il s’agissait surtout de carnassiers comme des smilodons ou des loups, ou alors d’animaux hybrides comme de gigantesques serpents à tentacules qui vivaient dans les marais, ou d’effrayants lycanthropes qui se délectaient de la chair tendre de personnes assez inconscientes pour s’esseuler un peu trop loin dans la forêt. Généralement, lorsqu’une créature de ce genre venait à montrer le bout de son nez, les archers arrivaient toujours à la repousser, et parfois à la tuer. Un prédateur abattu était toujours l’occasion de fournir de la viande à tout le village, et donc d’éviter de chasser d’inoffensifs animaux pendant quelque temps.

     Véritables pacifistes, les villages Alfides n’entraient jamais en conflit les uns contre les autres, bien au contraire, ils échangeaient rapidement des informations, des vivres ou des objets entre eux. Par ce biais, ils développèrent une certaine forme de commerce et les villages s’entraidèrent. Cette solidarité permit aux Alfides de poser les prémices d’une société avancée, une avancée facilitée par le langage puisque ces fabuleux êtres au teint de jade parlaient tous la même langue. Bien sûr, quelques régions possédaient leur accent propre et un vocabulaire bien singulier, mais le fait d’avoir un langage commun était un véritable atout, car cela permettait à chaque village de ne pas vivre en autarcie. Ce langage unique datait de l’époque des cités forestières. Il avait été acquis grâce à la symbiose entre ce peuple et la nature, qui leur avait offert le secret de son propre langage, un langage composé de sonorités poétiques et enchantées, et qui permettait aux Alfides de mieux se comprendre et d’identifier chaque élément de leur écosystème.

     Ce fut durant cette période que l’écriture entra dans la civilisation de cette espèce déjà débordante d’élégance. Bien longtemps avant, ils maîtrisaient la gravure, ce qui permettait aux sculpteurs de signer leurs œuvres ou aux éclaireurs de signaler des endroits dangereux ou prospères. Ce ne fut pas une tâche facile de retranscrire toutes les subtilités de leur langue, et surtout de la coordonner avec les autres villages, surtout sur un si grand continent, mais ils y parvinrent minutieusement. Pour y parvenir, les scribes se transmettaient leurs idées grâce à l’aide d’oiseaux qu’ils utilisaient pour envoyer des messages. En quelques siècles, le langage Alfide fut retranscrit sur du papier fabriqué à partir d’une pâte constituée d’un mélange de grandes feuilles écrasées. Après avoir été malaxé, le mélange était répandu sur un énorme cadre de fil à soie tissé. Pour répandre la pâte végétale, les ouvriers Alfides utilisaient un pinceau trempé dans de l’eau. Une fois que la préparation était sèche sur le cadre de soie, les ouvriers découpaient les éléments pour en faire des feuilles de papier. Il ne restait plus qu’aux scribes d’écrire avec des plumes plongées dans de la poudre de minerai mélangée dans de l’eau. Au fil des millénaires, les techniques d’écriture s’améliorèrent et les scribes créèrent un véritable alphabet, proche de celui que nous connaissons, avec ses nuances et ses subtilités. Et en même temps que l’écriture évoluait, la société Alfide développait de véritables réseaux de communications grâce à des coursiers, animaux ou non, qui portaient des messages aux autres villages.

     À partir de l’an – 50 000, les villages commencèrent à se regrouper pour former des seigneuries. Le but était de permettre à chaque société Alfide de posséder un organe capable d’organiser les récoltes, la chasse et la défense de chaque bourgade. Le seigneur faisait en sorte que les fruits du labeur de la journée soient partagés de manière équitable afin d’éviter les gaspillages et que personne ne soit lésé, meilleur moyen d’éviter les conflits. Élus par les habitants de leurs bourgades, les chefs de villages désignaient eux-mêmes les seigneurs qui dirigeraient la contrée. Le choix de ces autorités se faisait systématiquement après la mort ou l’abdication du suzerain en place.

     Ce fut durant cette période que les vêtements évoluèrent. Des vêtements qui avaient une place très importante et qui faisaient office d’excellents substituts pour leur faible pilosité corporelle. Si durant la fin de leur évolution de l’état de géants en Alfides, ils portaient déjà des habits rudimentaires conçus à partir d’herbes, de feuilles et de plantes, au fur et à mesure, ils se mirent à maîtriser la soie qu’ils mélangèrent aux tissus végétaux pour se confectionner d’amples et gracieuses tuniques à la fois légères sur la peau et pratiques pour le déplacement dans les arbres ou en terrain forestier.

     Puis, en – 10 000, dans un souci d’unifier la société Alfide, les seigneuries se regroupèrent pour former des royaumes. Ceux-ci étaient délimités géographiquement par les montagnes, les forêts ou les fleuves. Ainsi naquirent les régions actuelles de Bormavie, Saldanie, Langronie... soit plus d’une centaine de contrées réparties à travers tout le versant ouest du continent. Les rois étaient élus par les seigneurs dès le décès ou l’abdication du précédent. Cette façon de procéder permit aux Alfides de maintenir l’équilibre de leur société et d’éviter le déclenchement de guerres fratricides absurdes.

     Malgré l’absence de notions belliqueuses pour ce peuple pacifiste qui avait banni l’envie, la jalousie et la convoitise de son vocabulaire, les Alfides n’étaient pas exempts de tout conflit. S’ils ne se faisaient pas la guerre entre eux, en revanche, ils étaient souvent confrontés à leurs homologues plus agressifs et moins civilisés : les Humains.

 3

     Dotés d’un physique moins élégant, d’un visage ingrat et grossier, les Humains étaient moins avancés culturellement et complètement profanes technologiquement. Outre leur manque de connaissances, ils se distinguaient surtout des Alfides par leur comportement agressif et primitif. De plus, ils étaient très jaloux et envieux, à la fois de leurs lointains cousins et de leurs propres congénères.

     Pourvus d’une forte pilosité, ces êtres massifs et trapus étaient musculairement plus robustes, mais beaucoup moins athlétiques que leurs délicats cousins. S’ils étaient capables de porter des charges très lourdes, leur dextérité, quant à elle, était moins gracieuse et leurs gestes moins précis. À la différence du physique bréviligne des mâles, celui des femelles demeurait plus gracile et raffiné. Pour exprimer tout leur intérêt envers leurs paires féminines, les hommes ne manquaient jamais de faire étalage de leurs plus courtoises mufleries.

     Si leur longévité était amplement plus faible que celle d’un Alfide, en revanche, ils se reproduisaient très vite. Lorsqu’elle ne rendait pas l’âme pendant l’accouchement, une femelle pouvait donner naissance à plus d’une douzaine d’enfants dans sa vie. Durant la tendre période qu’était l’enfance, il arrivait parfois de voir un de ces délicieux chérubins quitter ce vaste monde prématurément à cause d’une maladie mortelle ou du fort appétit d’un prédateur amateur de chair tendre. Malgré ces incidents, qui, au-delà de leur atrocité, faisaient partie de la vie d’un groupe, leur propagation restait largement suffisante pour les voir empiéter sur le territoire Alfide.

     Les Humains vivaient en petits groupes dans des grottes ou des cavernes, habitudes héritées de leurs gigantesques ancêtres pour se protéger des prédateurs. Ces logis leur permettaient aussi de bénéficier d’un endroit chaud, aussi bien la nuit que durant les périodes froides. Ce groupe était dirigé de manière clanique par un binôme composé d’un mâle alpha, homme très costaud chargé de s’occuper de la sécurité et de l’ordre moral du clan, et d’un doyen, la personne la plus âgée censée représenter la sagesse. Lorsque les Humains étaient nomades, il arrivait fréquemment que le mâle alpha décide d’abandonner la personne sage sur la route, au motif que celle-ci pouvait ralentir l’avancée du groupe. En réalité, c’était un moyen pour le chef du clan de se débarrasser d’un individu qui pouvait rapidement devenir gênant. Mais avec la sédentarisation, le rôle de la personne vénérable prit une place beaucoup plus importante. Au-delà de la sagesse, elle représentait la spiritualité et le savoir. Sa connaissance des dessins rupestres, sa science des herbes médicinales et sa compréhension du monde lui octroyait la place d’érudit, qui jouissait de l’écoute et de l’adoration de tous les membres du clan, au grand dam du mâle alpha.

     Mais ce n’était pas cette cohabitation qui ennuyait le plus le chef du groupe. Après tout, le doyen n’était pas si dangereux pour la légitimité du chef, et très souvent, une bonne entente entre les deux décideurs s’avérait être l’option la plus profitable pour tout le monde. Non, ce qui ennuyait vraiment le chef, c’était l’avidité des jeunes mâles. Naturellement, le statut de chef était très convoité, car en tant que mâle alpha, il avait priorité sur la nourriture et surtout, il avait droit sur toutes les femmes avec qui il pouvait engendrer une descendance, mais aussi se faire plaisir sans véritable but autre que la réjouissance orgasmique. Un droit de cuissage avant l’heure dans un système tribal où le romantisme se limitait à quelques grognements rauques et à de petites tapes affectives après l’accouplement pour remercier la belle de s’être offerte, très souvent malgré elle.

     Si le désir sexuel était très faible chez les Alfides, chez les Humains, il était tellement fort qu’il pouvait créer des problèmes et engendrer des conflits. De même, si la jalousie n’existait pas chez les Alfides, elle était très présente chez les Humains. Désir insatiable et envie indécente étaient les ingrédients malsains d’un mélange amer et violent dans une société qui était encore loin d’être construite.

     Facilement en rut et inexorablement opportunistes, les jeunes mâles convoitaient ces privilèges non sans une perverse avidité. Parfois, l’un d’entre eux, saisi par la cocasserie de son opportunisme, ou par une concupiscente ânerie, bien souvent les deux, prenait son courage à deux mains et provoquait le chef dans un duel brutal et outrancier. Dans l’espoir de devenir chef et d’obtenir les privilèges de son adversaire, le jeune rebelle montrait ses dents et se tambourinait le torse pour chercher à impressionner le chef. Évidemment, cela ne marchait jamais, et le mâle alpha, agacé par les manières du jeune malotru venu le provoquer, répondait immédiatement à la provocation de son rival afin de lui infliger une bonne dérouillée. À l’issue de ces confrontations, le perdant devait se soumettre au vainqueur ou quitter le groupe.

     L’option de l’exil était toutefois rare. Non seulement vivre en solitaire était dangereux, surtout depuis que les Humains s’étaient dissociés des puissants primates et ne possédaient plus les attributs des géants d’autrefois, mais aussi parce que le clan avait besoin de mâles pour suppléer le chef. De nature envieux et méfiant, ce dernier avait tout de même conscience que maintenir la cohésion du groupe était fondamental pour la répartition des tâches, la reproduction de l’espèce et la lutte contre les dangers. Parce qu’à la différence des Alfides, les Humains étaient de véritables proies, et ce, même après la découverte du feu. Les bêtes fauves se donnaient à cœur joie de s’attaquer à ces grands singes avec une pilosité défaillante et une musculature rabougrie. Un miracle que cette espèce chétive ait pu survivre face à tant de prédateurs. Dès qu’ils sortaient de leur abri caverneux, ils subissaient une attaque de carnassier. Dans la majorité des cas, ces assauts se déroulaient en journée, lorsqu’ils évoluaient en groupe pour la chasse ou la cueillette. Tantôt, c’était un smilodon qui se jetait avec avidité sur une cueilleuse malavisée qui s’était un peu trop éloignée du groupe pour récolter des fruits ; tantôt, c’était un éclaireur malchanceux qui se faisait dévorer par un ours des cavernes lors d’une exploration de grotte afin d’en faire un logis. C’était dans ce genre d’instant que le mâle alpha devait intervenir pour défendre sa communauté. Et dans ces moments critiques, il devait absolument se distinguer, car bien souvent, c’était à la suite d’une attaque de prédateur que son autorité était contestée.

     Outre les bêtes sauvages, les Humains devaient aussi se confronter à des créatures dangereuses et voraces engendrées par des milliers d’années d’évolution et de mutation. Là aussi, à l’inverse des Alfides, ils se montraient très vulnérables. Les monstres auxquels ils avaient affaire étaient redoutables, et l’affrontement nécessitait une véritable organisation défensive pour limiter les pertes. Or, si les Humains vivaient en communauté, ils demeuraient profondément individualistes, et sans véritable cohésion de groupe, les attaques de créatures maléfiques se muaient bien souvent en carnages. Parfois, un clan entier pouvait être éradiqué par ces effrayantes bêtes.

     Démunis devant ces créatures à la fois sanguinaires et intelligentes, ils n’avaient pas d’autre choix que de faire des offrandes ou des sacrifices. Pour apaiser la fureur de leurs bourreaux, ils offraient des bêtes, gibiers ou domestiques, quelques fois mortes, bien souvent vivantes. Mais les animaux étaient précieux, et de temps en temps, ils devaient sacrifier un humain pour économiser le bétail. La personne choisie pour être jetée en pâture à un monstre n’était pas toujours volontaire et surtout, jamais consentante. Toutefois, ces sacrifices permettaient de calmer les créatures un certain temps et d’éviter des affrontements sanglants pendant quelques jours. Ce n’était pas suffisant mais cela offrait un peu de répit.

     Race belliqueuse guidée par l’envie et la jalousie, les Humains adoraient lorgner sur l’habitat de leurs voisins. Évidemment, la convoitise provoquait des affrontements pour du gibier, des fruits ou un point d’eau. Bien souvent, ils se battaient pour un bout de territoire. Ces combats permettaient aussi à l’un des clans belligérants d’enlever des membres de la tribu adverse afin d’en faire des esclaves à sacrifier. Ceux-ci étaient emmenés vivants près de la tanière d’un monstre qui demeurait non loin du village. Une fois attachés sur un autel improvisé, ils étaient offerts aux créatures, qui n’avaient plus qu’à se délecter de la chair de ces offrandes. Toutefois, le sacrifice n’était ni le but, ni la cause de ces querelles, et l’enlèvement gratuit n’était pas encore un réflexe chez les Humains, même si le machiavélisme était déjà bien ancré dans leur esprit.

     Paradoxalement, s’ils étaient belliqueux, les Humains n’aimaient pas trop l’affrontement. Si un combat devenait trop intense ou trop risqué, ils préféraient fuir à toutes jambes. En vérité, ils n’étaient pas très bien équipés. Ils possédaient des armes très rudimentaires, comme des lances en bois, des frondes beaucoup moins précises que les arcs Alfides, et des couteaux en pierre. Ils ne possédaient ni armures, ni boucliers, et combattaient toujours sans protection. En revanche, ils avaient de très bonnes techniques de chasse, des techniques efficaces qu’ils reproduisaient lors d’une échauffourée, c’est-à-dire une bataille dans laquelle ils se contentaient de hurler un bon moment avant de se jeter des pierres et des lances au visage.

     Mais les Humains n’étaient pas que des êtres grossiers et ingrats, et ils étaient loin d’être dénués de talents et d’atouts. Ils excellaient dans l’art. À la différence des Alfides, qui avaient une véritable passion pour la sculpture, les Humains préféraient les peintures rupestres. Grâce à des minerais broyés, ils fabriquaient de la poudre colorée avec laquelle ils dépeignaient avec précision leur vie sociale à l’aide d’un pinceau fait à partir de tiges, de roseaux ou d’un os creux. Les plus âgés contemplaient ces représentations rupestres comme de l’art testamentaire, dans l’espoir que les générations à venir s’amélioreraient et ne commettraient pas les mêmes erreurs que leurs aïeux.

     Même s’ils étaient pourvus d’une forte pilosité héritée de leur état de primate, les Humains portaient des vêtements, et ce, très rapidement dans leur évolution. Ces habits étaient faits à partir de peau, de fourrure ou de cuir d’animaux qu’ils avaient tués lors de la chasse. Quelquefois, ils utilisaient des matières végétales afin de se prémunir contre les parasites qui aimaient se loger dans les matières animales. Bien souvent, lorsqu’ils tuaient un ours ou un lion, le mâle alpha arborait avec fierté un couvre-chef confectionné à partir de la tête du puissant fauve abattu, pour affirmer son autorité.

     S’ils possédaient une société propre, les Humains ne se répartissaient pas les tâches. Tout le monde partait à la chasse ou à la cueillette, peignait sur les murs ou défendait le camp. Seules les mères et les anciens se tenaient en retrait pour éduquer les enfants. Il n’y avait pas vraiment de monogamie ou de notion de couple, mais il était fréquent de voir deux Humains s’accoupler régulièrement ensemble, et pas forcément pour enfanter. Mais avec le droit de cuissage du mâle alpha et la forte libido de l’espèce, il était difficile d’affirmer qu’il s’agissait de monogamie, mais plutôt d’une habitude manifestée par une attirance réciproque et fréquente. Les Humains laissaient exploser leur appétit charnel dès la puberté, période durant laquelle les mâles cherchaient à impressionner les femelles de n’importe quelle manière. Il était fréquent de voir des mâles se battre ardemment pour obtenir les faveurs de la belle convoitée. Parfois, ces grands dadais s’entre-tuaient bêtement pour plaire à une femelle qui finissait par se choisir un autre mâle plus gaillard et moins stupide. Parce que ces dernières avaient aussi leur mot à dire, et parfois elles choisissaient elles-mêmes leur partenaire de plaisir ou d’enfantement.

     Durant toute leur coexistence, le mâle et la femelle s’entendaient plutôt bien et élevaient leurs progénitures ensemble, aidés parfois par la communauté qui, malgré les dissensions personnelles, formait un véritable mur de protection pour les enfants, fragiles et précieux descendants convoités par les prédateurs. Parce que si les Humains avaient des défauts, ils connaissaient tout de même la valeur de la vie. Ils devaient juste apprendre à communier avec leur environnement et se contenter de ce qui leur était offert.

 4

     Au début, tant que les Alfides vivaient dans les arbres, les deux races s’ignoraient. Mais lorsqu’ils devinrent terrestres, ils se heurtèrent à l’hostilité des Humains. Ces derniers vivaient dans une totale suprématie et ne comprenaient pas la provenance soudaine d’une race qui s’était mise à changer la surface du monde avec ses étranges cabanes dissimulées derrière des palissades ou dans les arbres.

     Pendant des millénaires, la cohabitation entre les deux espèces fut très difficile. Humains et Alfides s’affrontaient parfois pour la chasse et la cueillette. De manière générale, ces affrontements tournaient en faveur de l’espèce vertueuse, dont les membres étaient mieux organisés en termes d’attaque et très avancés en termes de défense. Lorsque les premiers royaumes furent bâtis, c’est-à-dire en l’an -10 000, ils avaient su maîtriser le bronze et se confectionner des épées plus maniables, des javelots plus efficaces, des arcs plus malléables avec des flèches aux pointes plus solides, des armures en cuir et des boucliers résistants. Leurs armes étaient extrêmement efficaces et beaucoup moins rudimentaires que celles des Humains, et surtout suffisamment redoutables pour faire fuir une meute belliqueuse d’hominidés enragés.

     La capacité des Alfides à communiquer sans entrave avec la nature leur avait permis la domestication rapide des animaux. Véritable atout pour les Alfides, elle leur permettait de disposer d’animaux pour se nourrir ou les aider dans leurs tâches agricoles. Bien vite, les bêtes allaient devenir de véritables alliées dans les échauffourées. Leurs montures favorites étaient les mégacerfs, ces puissants cervidés géants, maîtres incontestés de la forêt, aussi majestueux que ravageurs. D’un coup de corne, ces fabuleux animaux pouvaient embrocher n’importe quel adversaire un peu trop téméraire. Les chevaux, en revanche, n’étaient pas encore des montures très prisées à l’époque. Ils servaient surtout à labourer les champs, au même titre que les bœufs. Ce ne fut qu’au fil des siècles que les équidés prirent une place de plus en plus importante. Les Alfides avaient aussi réussi à domestiquer les chiens-loups. Ces bêtes étaient de véritables alliées pour défendre un village lors d’une attaque d’animaux sauvages, de créatures féroces ou d’une meute d’Humains mal embouchés.

     L’utilisation de ces animaux s’avérait être d’une efficacité redoutable, aussi bien lors d’une expédition que dans leur propre habitat. Comme certains prédateurs, les Humains n’hésitaient pas à attaquer les villages pour les piller. Mais à la différence d’un prédateur, ils n’étaient pas très discrets, et bien souvent, des meutes d’Humains déchaînés se mettaient à hurler devant les palissades d’une ville fortifiée pour effrayer les défenseurs. Pour repousser ces visiteurs inopportuns et bruyants, une simple salve de flèches et un groupe de cavaliers suffisaient pour faire fuir ces épouvantables intrus. La vue de quelques mégacerfs déboulant à toute allure suffisait pour transformer de belliqueux agitateurs en pleutres apeurés.

     Les Alfides n’avaient pas de réelles envies de tuer des Humains. Comme avec les autres animaux, ils ne tuaient que par nécessité. Toutefois, ils étaient bien surpris de constater que leurs ennemis les plus querelleurs étaient ceux dont ils se méfiaient le moins. En revanche, ils étaient unanimes sur le fait que les Humains étaient d’hostiles effrontés, négligeables mais teigneux.

     Au fil des siècles, à force de subir des revers lors de leurs tentatives ratées de pillages grotesques, les Humains devinrent moins belliqueux envers leurs congénères, et leur attitude envers ces derniers changea progressivement. À force d’être repoussés par des charges de mégacerfs, ils n’osaient plus attaquer les villes fortifiées de leurs délicats voisins, ou défier des groupes d’Alfides en maraude. Au fil du temps, les Humains se montrèrent moins agressifs envers leurs cousins raffinés, plus courtois même. Parfois, des groupes de chasseurs-cueilleurs s’écartaient avec respect lorsqu’ils voyaient des Alfides se prêter à la même tâche. Ils se surprenaient même à s’émerveiller devant leur abondante cueillette et aussitôt, ils essayaient de reproduire les mêmes techniques avec plus ou moins de facilité. Ils faisaient de même avec les braconniers de l’espèce éthérée. Émerveillés, ils les observaient chasser un animal avec toute la vigueur et le respect qui les caractérisaient.

     Mais ce qui les enchantait par-dessus tout, c’était de voir des Alfides affronter avec courage et dextérité de terribles bêtes féroces qui faisaient régner la terreur dans leurs contrées. Un peu partout sur le continent, les Humains commencèrent à se rapprocher des villages de leurs cousins raffinés afin de bénéficier de leur protection officieuse.

     Il fallut encore quelques siècles pour voir des groupes d’Humains se faire aider par ceux qu’ils détestaient autrefois. Amusés de voir des groupes d’hominidés les épier avec des yeux émerveillés avant de les recopier, les Alfides offraient une part de leur gibier ou une partie de leurs récoltes à ces Humains qui pensaient ne pas être vus.

     Autrefois bellicistes, puis craintifs, les Humains devinrent admiratifs et reconnaissants envers leurs ennemis d’autrefois, devenus de réels démiurges à leurs yeux. Dans les grottes, on vit apparaître des Alfides dans les peintures rupestres. Et inéluctablement, certaines tribus se mirent à vénérer ces bienfaiteurs comme les représentants d’une force surnaturelle dont le but était d’assurer l’équilibre dans ce monde dangereux et inhospitalier.

     Au fil des siècles, les relations entre les deux races s’étaient apaisées. Cette accalmie permit aux Humains de connaître deux grandes révolutions.

     La première fut la fin de la suprématie du mâle alpha dans les clans. Ce n’était plus forcément le plus fort qui devenait le chef, mais plutôt le plus sage, le plus malin ou le plus intelligent, aptitudes autrefois négligées et qui auraient pu sauver plus de vies par le passé. Les femmes pouvaient devenir cheffes, elles aussi. Ce nouveau fait n’empêchait pas le droit de cuissage, celui-ci existait toujours bien sûr, mais il n’était plus dévolu aux mâles. Quel que soit son sexe, la personne qui dirigeait le clan possédait toujours ce droit. Toutefois, cette règle primitive commençait à disparaître des coutumes humaines, en même temps qu’apparaissaient les débuts de la monogamie chez les Humains. Évidemment, la monogamie était toujours dénuée de romantisme, mais elle contribua à développer la notion de famille dans les foyers.

     Cette première évolution ne parvint pas à mettre fin aux batailles claniques. Bien au contraire, grâce à elle, les chefs exercèrent une nouvelle forme de droit de cuissage sur les prisonniers de guerre qui devenaient des esclaves. Cette nouvelle coutume barbare limitait considérablement les tentatives de renversements de pouvoir, puisque le trône n’était plus forcément convoité à la suite d’une querelle à cause d’un besoin lascif dégénéré ou d’un manque de discernement du mâle alpha qui avait coûté la vie à des membres du clan. Le nombre d’insurrections avait déjà diminué depuis que les sacrifices humains ne consistaient plus à offrir un membre du clan à une créature féroce, mais à calmer celle-ci en lui donnant des prisonniers de guerre comme pitance.

     La seconde révélation était une véritable illumination qui allait révolutionner le monde : contrairement aux créatures sanguinaires, les Alfides ne réclamaient ni offrandes, ni sacrifices, et ne s’attaquaient pas aux villages pour leur bon plaisir. Bien au contraire, non seulement ils évitaient de s’approcher trop près des villages humains, mais en plus, ils portaient assistance à leurs vulgaires cousins pour les aider à survivre dans ce vaste monde. Et une race de nobles protecteurs n’était-elle pas la meilleure alliée pour vaincre d’affreuses créatures avides de chair et de sang ? Cette question trotta longtemps dans la tête des Humains, qui mirent les Alfides sur un véritable piédestal.

     Quoi qu’il en soit, il aura fallu 290 000 ans aux Alfides pour vivre en osmose avec la faune et la flore environnantes et devenir le peuple souverain d’une terre qu’ils baptisèrent le Taɍâşùl.


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